Les mystères de Tunis

Et si la vie politique locale n’était pas aussi assoupie qu’on l’imaginait ? Plusieurs événements récents incitent à le penser.

Publié le 20 novembre 2006 Lecture : 5 minutes.

A Tunis, la vie politique s’anime. Enfin ! serait-on tenté de dire. Il y a d’abord eu, bien sûr, le discours prononcé par le président Zine el-Abidine Ben Ali, le 7 novembre, à l’occasion du 19e anniversaire de son accession au pouvoir. Jusque-là, pas de surprise. Mais toute une série d’événements survenus presque simultanément apparaissent plus étonnants.
Le dernier en date est même franchement énigmatique. Pourquoi plusieurs dirigeants du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir, ont-ils cru devoir appeler publiquement de leurs vux une nouvelle candidature de Ben Ali à la prochaine élection présidentielle ? Celle-ci devant avoir lieu au dernier trimestre de 2009, on ne peut dire qu’il y avait urgence
Tout a commencé le 9 novembre, dans le huis clos d’une commission de la Chambre des conseillers (Sénat). Lors de l’examen du projet de budget, Abdelaziz Ben Dhia, ministre d’État et porte-parole officiel de la présidence, est présent pour répondre aux questions des parlementaires. Une conseillère membre du RCD prend alors la parole pour proposer que le parti présente la candidature du chef de l’État sortant à un nouveau mandat de cinq ans. Six autres conseillers RCD s’associent aussitôt à la démarche. Ce n’est sûrement pas pour déplaire à Ben Dhia, qui passe pour l’homme clé de la politique intérieure tunisienne – après Ben Ali, bien sûr. Quoi qu’il en soit, une résolution est adoptée sur-le-champ – procédure inédite – exhortant le président à être candidat en 2009.
La veille, la commission de la Chambre des députés avait elle aussi examiné le budget de la présidence, en présence de ce même Ben Dhia. Mais le premier communiqué rendant compte de la séance ne faisait aucune mention d’un appel similaire. L’« oubli » sera réparé dès le 10 novembre, au cours d’un meeting à La Manouba, près de Tunis. En réponse à la question d’un militant, le ministre a en effet fait savoir que « en tant que Tunisien et en tant que membre du RCD », il ne pouvait que s’associer à l’appel, étant entendu que « la décision relève des seules prérogatives du président ». Cette fois, les médias ont repris l’information. Du coup, lorsque, le 12 novembre, Ben Ali s’est rendu à Montplaisir, un quartier d’affaires de la capitale, pour planter un arbre dans un jardin japonais, les militants de son parti l’ont accueilli aux cris de « 2009 ! 2009 ! »
Pourquoi demander si précocement au chef de l’État de se représenter, alors qu’aucun obstacle constitutionnel ne s’oppose plus à cette candidature depuis que la limitation du nombre des mandats a été abrogée, en 2002. Certes, une limite d’âge a été du même coup instaurée pour tous les candidats – 75 ans -, mais Ben Ali n’aura que 73 ans en 2009
Les Tunisiens se perdent donc en conjectures. L’analyse qui revient le plus souvent chez les observateurs est que cette initiative prématurée profite moins à Ben Ali lui-même qu’aux ténors de l’establishment politique, inquiets de leur perte d’influence dans l’opinion au profit des responsables économiques et/ou techniques. Ils chercheraient ainsi à assurer leur pérennité au pouvoir en se rendant indispensables. « Plus partisan de Ben Ali que moi, tu meurs » : c’est par cette formule qu’un militant libéral du RCD décrit la stratégie de ces professionnels de la politique. L’analyse vaut ce qu’elle vaut…
Ceux qui la font, et ils sont nombreux, pointent du doigt un autre mystère. Pourquoi les « politiques » du RCD se sont-ils, au mois d’octobre, lancés à corps perdu dans une campagne contre le voile islamique, considéré par eux comme un « habit sectaire » ? Sans entrer dans le fond du débat (pour ou contre le voile), force est de reconnaître que l’opinion n’a pas compris le timing de l’opération. Pourquoi maintenant, alors que le phénomène prend de l’ampleur depuis des années ?
L’offensive contre le voile a été déclenchée en plein mois de ramadan, la période de l’année où les manifestations de ferveur sont traditionnellement les plus visibles. Quelques dérapages ont été signalés, un ton inquisitoire a été parfois utilisé. Cela ne pouvait qu’exacerber inutilement les passions, surtout chez les femmes, qui portent le voile par conviction religieuse ou convenance personnelle, mais nullement pour manifester de manière « ostentatoire » une quelconque opinion politique. D’autant qu’Al-Jazira, la chaîne d’information qatarie, a soufflé sur les braises en diffusant un appel à la désobéissance civile lancé par l’opposant Moncef Marzouki, ainsi que les commentaires hostiles de personnalités religieuses moyen-orientales. Le gouvernement tunisien y a répondu en fermant son ambassade à Doha, tandis que le Qatar s’abstenait de toute mesure de rétorsion. Il a fallu attendre que, dans son discours du 7 novembre, Ben Ali évoque le phénomène du voile sur un ton modéré, voire éducatif, pour que la tension retombe quelque peu.
Cette campagne antivoile n’a d’ailleurs eu aucune incidence sur les libérations périodiques de militants islamistes (pour la plupart, ceux-ci ont été condamnés pour « complot », en 1992). À la veille du 7 novembre, cinquante-cinq d’entre eux ont ainsi bénéficié d’une amnistie conditionnelle. Parmi eux, plusieurs ex-dirigeants de premier plan comme Habib Ellouze, Mohamed Akrout ou Abdelwahab Messaoudi, tous condamnés à la prison à vie, qui auront donc finalement passé quinze ans en prison. Il serait néanmoins hasardeux d’accorder un sens politique à ces libérations. Le pouvoir ne le fait pas et les médias qui lui sont proches ne les ont même pas annoncées. Quant à Rached Ghannouchi, le chef en exil d’Ennahdha, il a fait savoir qu’elles n’avaient été précédées d’aucune négociation. Pourquoi en douter ?
Reste une troisième énigme. Pourquoi le président a-t-il, le 7 novembre, évoqué le Pacte national conclu sous son égide, en 1988, par les partis politiques, les organisations de masse et les représentants de toutes les sensibilités intellectuelles. Parmi les signataires de ce texte, qui définit les règles du jeu politique tunisien, figure, à titre personnel, un dirigeant d’Ennahdha, formation alors tolérée et ayant pignon sur rue. Pour beaucoup, le Pacte est tombé en désuétude depuis l’interdiction de ce mouvement, en 1990. Il est possible que Ben Ali veuille aujourd’hui le revitaliser, en l’améliorant si possible, mais en en excluant, selon toute vraisemblance, Ennahdha. Tous les signataires de 1988 ont été invités à approfondir leur réflexion sur le présent et l’avenir du pays et à soumettre au chef de l’État leurs points de vue et leurs suggestions, afin, a-t-il précisé, que nous puissions nous en inspirer à l’occasion du vingtième anniversaire du Changement » (du 7 novembre 1987). Ce sera l’an prochain.

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