La roulette américaine

Ouvert du 4 octobre au 3 décembre, le jeu-concours le plus populaire de la planète permettra à 55 000 personnes tirées au sort par ordinateur, sur plus de 5 millions de candidats, de recevoir une carte de résident permanent aux États-Unis.

Publié le 20 novembre 2006 Lecture : 4 minutes.

Ils sont soudanais, népalais, bangladais, albanais, salvadoriens, parlent à peine l’anglais, fustigent volontiers l’impérialisme américain, arborent à l’occasion un tee-shirt à l’effigie de Ben Laden. Et pourtant, tous rêvent de s’exiler aux États-Unis. Cette année, comme les précédentes, plus de 5 millions de personnes originaires de 178 pays – du Sud essentiellement – participeront à la « loterie à la carte verte ». Ouvert du 4 octobre au 3 décembre, le grand jeu-concours le plus populaire de la planète – Diversity Visa Lottery est son nom officiel – permettra à 55 000 élus tirés au sort par ordinateur de recevoir une carte de résident permanent aux États-Unis, la fameuse green card. Parallèlement, près de 700 000 personnes obtiennent chaque année le sésame pour « le nouveau monde », mais au prix de lourdes procédures et d’une sélection rigoureuse, fondée sur des quotas par catégorie professionnelle. Avec la loterie, rien de tel : il suffit d’être ressortissant de l’un des pays figurant sur la liste établie chaque année, avoir 18 ans, son bac (ou l’équivalent) et croire en sa bonne étoile. Celui qui sera tiré au sort pourra s’exiler avec son épouse et ses enfants de moins de 21 ans.
Singulier procédé que de confier au hasard d’un programme informatique le soin d’élire les futurs habitants des États-Unis quand, à la frontière sud du pays, un mur est érigé pour dissuader les clandestins mexicains L’objectif de la loi, votée par le Congrès en 1986, est d’introduire de la diversité dans une immigration jugée trop uniforme au pays du melting-pot, la plupart des nouveaux arrivants étant originaires d’Amérique latine et d’Asie. À l’époque, on soupçonne les Irlandais du Congrès de vouloir privilégier leurs compatriotes clandestins sur le sol américain, à tel point qu’on a même parlé d’un Irish Program
Pour garantir l’équilibre entre nationalités, les pays qui ont envoyé plus de 55 000 ressortissants aux États-Unis les cinq dernières années ne peuvent présenter de candidats. Cette année, le Canada, le Brésil ou encore la Corée du Sud sont exclus de la liste. Les ressortissants des États de l’« axe du Mal » – Corée du Nord, Iran, Syrie – peuvent participer. Détail diplomatique qui pourrait faire sourciller Pékin : les Taiwanais et les Hongkongais peuvent jouer à la loterie, pas les Chinois. Enfin, les heureux élus d’une même nationalité ne peuvent représenter plus de 7 % du total.
Au moment où les États-Unis n’ont jamais compté autant d’ennemis à l’étranger, le système pérennise à peu de frais le mythe du rêve américain, celui d’un pays de Cocagne où chacun peut tenter sa chance quelles que soient sa couleur, son origine, sa religion, ses compétences À voir les habitants de Ouagadougou, de Yaoundé, ou de Delhi qui, chaque année, à la même époque, gonflent les files d’attente devant les services consulaires américains pour se renseigner sur la providentielle loterie, c’est une machine à rêves qui fonctionne à plein régime. En février 1997 – à l’époque, la procédure n’était pas encore informatisée -, des habitants de Freetown, en Sierra Leone, découvrent quelque 5 000 dossiers de candidature scrupuleusement constitués – enveloppes cachetées, formulaires remplis, photos d’identité conformes – flottant sur l’eau, près du quai King-Jimmy. La population soupçonne les autorités d’avoir voulu retenir les candidats au départ. Quoi qu’il en soit, de violentes émeutes éclatent dans la ville, le bureau de poste est la cible de jets de pierres, et plusieurs personnes sont hospitalisées.
La loterie de la green card cristallise tellement d’espoirs que certains y ont vu l’opportunité de faire des affaires. Le formulaire est simple à remplir, seuls des renseignements concernant l’état civil sont demandés. L’inscription, qui, pour la quatrième année consécutive, doit obligatoirement se faire par Internet, est gratuite, précise le site officiel du département d’État américain. Et, est-il ajouté, l’administration ne répond pas des conseillers en cartes vertes et autres intermédiaires qui aident à remplir le formulaire moyennant finance (voir encadré p. 35). De même, aucune réponse ne sera envoyée par courriel. Il ne faut donc surtout pas tenir compte des courriers électroniques vous annonçant que vous êtes parmi les heureux élus et vous demandant de mettre la main au portefeuille pour entamer la procédure Quant à ceux qui trichent, en envoyant par exemple deux candidatures, ils en seront pour leurs frais : la machine détecte les doublons et annule tout bonnement la procédure. En réalité, ce ne sont pas 55 000 mais plus de 80 000 candidats qui, chaque année, entre mai et juillet, reçoivent un courrier leur annonçant la bonne nouvelle. Mais les services d’immigration savent d’expérience que près de 25 000 d’entre eux seront disqualifiés – pour avoir menti sur leur bac par exemple – ou se désisteront. Le magazine américain The New Yorker rapporte l’exemple de Raúl, jeune Péruvien tiré au sort pour tenter sa chance chez l’oncle Sam. « Je ne sais pas pourquoi je pars », lance-t-il à son père à l’aéroport. Comme beaucoup d’autres, le jeune homme ne parle pas anglais et ne connaît personne aux États-Unis. Mais il a essayé, car, dit-on, « l’Amérique est un eldorado ». Une telle aubaine ne se refuse pas… Il lui a tout de même fallu débourser l’équivalent de 400 euros pour diverses formalités entre le moment où il a reçu la lettre tant attendue et le jour où il a embarqué dans l’avion.
Aux États-Unis, le système ne fait pas l’unanimité. Il « menace la sécurité intérieure ! » peut-on lire sur la page Internet du député républicain Bob Goodlatte, pourfendeur de la loterie devant l’Éternel. Entre autres arguments, il cite le cas de Mohamed Hedayed : en 2002, cet Égyptien – qui a effectivement été tiré au sort – mitraille deux personnes au comptoir de la compagnie israélienne El Al, à l’aéroport de Los Angeles. De dangereux terroristes peuvent se cacher sur cette liste confiée aux bons soins de la providence, en déduit l’élu, un rien paranoïaque. Une telle loi encourage les clandestins à rester sur le sol américain dans l’attente de remporter la loterie, arguent d’autres voix. Plus sérieusement, il est effectivement difficile de soutenir que 55 000 immigrants, sur un total de 1 million de cartes de résident permanent délivrées chaque année (soit 5,5 %), puissent rétablir l’équilibre entre nationalités.

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