Khodorkovski, le meilleur ennemi de Poutine

Emprisonné depuis trois ans, l’ex-magnat du pétrole paie au prix fort son opposition frontale au chef de l’État.

Publié le 20 novembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Il régnait sur le géant pétrolier Ioukos et pesait 18 milliards de dollars. Aujourd’hui, Mikhaïl Khodorkovski gagne 1,50 euro par mois en cousant des oreillers et des pantoufles dans l’atelier du camp sibérien où il a été transféré en octobre 2005 après deux ans de détention dans une prison moscovite. Le crime qu’on lui reproche ? « Fraude et évasion fiscales. » Mais, en réalité, il paie le fait d’avoir gravement offensé le président. D’abord, en finançant deux petits partis d’opposition libéraux. Ensuite, en dénonçant la corruption de l’entourage de Vladimir Poutine en présence de l’intéressé. Enfin, et surtout, en ne faisant pas mystère de ses ambitions politiques. Son insolente réussite et son profil de brillant intellectuel, aux antipodes de celui des apparatchiks compassés formant la garde rapprochée du président russe, ont fait le reste.
Depuis la chute de l’oligarque Boris Berezovski, dépouillé de tous ses biens et réfugié à Londres, Khodorkovski est devenu la victime préférée de Vladimir Poutine. Pour commencer, tous ses biens ont été confisqués. La société Ioukos, dépecée et cédée à des compagnies fantoches, a atterri – comme par hasard – dans l’escarcelle de Rosneft, la compagnie nationale que dirige Igor Setchine, le chef adjoint de l’administration présidentielle. Même les activités philanthropiques exercées par l’ancien oligarque via sa fondation « Russie ouverte » ont été sanctionnées. Ainsi, en mai, le patrimoine immobilier d’un lycée-internat pour orphelins, qu’il avait ouvert à Moscou, a été mis sous séquestre.
La vie privée de Khodorkovski est saccagée tout aussi méthodiquement. Son lieu de détention, Krasnokamensk (« les pierres rouges »), se situe à 6 500 km de Moscou. Dans cette bourgade de Sibérie orientale, l’enfer n’est pas pavé de bonnes intentions. Rien alentour, si ce n’est la steppe balayée par le vent, qui charrie la poussière rouge des mines d’uranium à ciel ouvert. Les femmes se plaignent de devenir stériles sous l’effet des radiations, l’alcoolisme décime les hommes. L’espérance de vie est de 42 ans. Le site fait partie des plus sinistrés au monde sur le plan écologique. Mais qui s’en soucie ? Les voisins chinois – la frontière est à 50 km seulement – ne sont pas vraiment des modèles du genre Tchita, la ville russe la plus proche – à 660 km ! -, est elle-même de triste mémoire : les Décembristes, ces libéraux issus de la noblesse qui s’étaient insurgés contre le futur Nicolas Ier en 1825, croupirent de longues années dans son bagne. Exil politique sous les tsars, goulag stalinien… Vladimir Poutine perpétue la tradition.
Interdit de photographier et de filmer. Barbelés et miradors barrent l’accès du camp IaG 14/10 et de ses baraquements vétustes où les détenus s’entassent par groupe de quatre-vingts. Tous les trois mois, Marina, la mère, Inna, l’épouse, auxquelles se joint désormais Nastia, la fille de 14 ans, viennent soutenir « Micha ». Six heures d’avion depuis Moscou, suivies, au choix, de quinze heures en train ou de dix heures en taxi le long de « la route de la mort » : le voyage est si éprouvant que le père de Mikhaïl, trop âgé, et ses fils, Ilia et Gleb, des jumeaux de 6 ans, ne peuvent l’entreprendre.
Les trois femmes ont le droit de voir le détenu durant trois jours dans un appartement au confort sommaire dépendant de la prison. Elles lui apportent 20 kg de nourriture et de livres. Khodorkovski, qui est abonné à plus de cent soixante-dix journaux et revues, dévore les ouvrages politiques. Du moins dès qu’on lui en laisse le temps, car il travaille huit heures par jour et doit se coucher à 22 heures. Au centre de ses préoccupations : l’avenir de la Russie et le sort de ses compatriotes. On ne peut pas dire que ces derniers lui en sachent gré : en octobre 2006, d’après un sondage de l’institut Vstiom, il occupait la troisième place du « classement de l’antipathie », avec 60 % des suffrages, derrière Anatoli Tchoubaïs, artisan des privatisations des années 1990 et actuel président du monopole de l’électricité UES (75 %), et Boris Berezovski (67 %). La manière scandaleuse dont les oligarques se sont enrichis, sous l’ère Eltsine, n’est manifestement pas près d’être pardonnée.
Pourtant, vêtu de loques, chaussé de vieilles pantoufles, les cheveux grisonnants, Khodorkovski tient bon. « Il garde le moral, mais il est vulnérable », s’inquiète sa femme, une jolie blonde de 36 ans. Brimades des gardiens, violence de certains détenus : ce prisonnier pas comme les autres est à la merci du moindre dérapage. Surveillé au point qu’il ne peut adresser la parole à quiconque sans que tous ses propos soient écoutés, expédié en cellule d’isolement au moindre prétexte (avoir donné de la nourriture à un codétenu ou abandonné un instant sa machine à coudre), il a même été attaqué par un détenu qui lui a tailladé le visage au couteau et a manqué de l’éborgner.
Sortira-t-il de cette épreuve brisé ou renforcé ? En attendant, comme s’il voulait se racheter par là où il avait péché, l’ex-requin des affaires gagne de l’argent à la sueur de son front, aide ses compagnons d’infortune à rédiger leur courrier, les incite à s’instruire, leur procure des livres. Mais lui qui espérait s’occuper l’esprit et faire uvre éducative devra ronger son frein. Le 30 octobre, Viktor Semeniouk, directeur adjoint du service fédéral des peines, a précisé que le détenu Khodorkovski, « à qui on ne peut interdire de faire des recherches scientifiques », ne pourra ni soutenir de thèse de doctorat dans un avenir proche, « car il ne peut se déplacer », ni enseigner dans la colonie pénitentiaire, car « on n’a pas besoin de lui pour cela ». Manière de dénier à l’outrecuidant toute utilité sociale et de le dissuader de tenter un jour la moindre incursion en politique, un domaine de plus en plus verrouillé. Depuis le démantèlement de Ioukos, l’État – et, derrière lui, les proches de Poutine – contrôle le quart de la production pétrolière, un secteur clé au centre de toutes les convoitises et de tous les pouvoirs. Cette manne financière est aussi considérable que fragile, estime Khodorkovski, dans la mesure où le gouvernement n’a aucune prise sur les prix, et que vivre sur ce seul acquis condamne la Russie à rester « une économie des tuyaux » plutôt qu’une « économie des connaissances » tournée vers l’avenir. Au-delà des haines personnelles et des jalousies recuites, c’est la survie d’un système transitoire, postsoviétique, qui se joue. Mais la partie paraît bien inégale entre un prisonnier qui a peu de chances de bénéficier d’une remise de peine avant la présidentielle de 2008 et un chef d’État qui, s’il ne peut briguer un troisième mandat, à moins de modifier la Constitution, vient de réaffirmer qu’il compte « garder la confiance » de ses compatriotes pour « influencer la vie » du pays.

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