[Tribune] De quels « champions nationaux » l’Afrique a-t-elle besoin ?
« L’examen des politiques économiques volontaristes dans plusieurs pays africains laisse dubitatif sur la corrélation entre champions nationaux et développement inclusif », estime Alain Kouadio, qui plaide pour des « filières championnes nationales ».
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Alain Kouadio
L’homme d’affaires ivoirien Alain KOUADIO, président du groupe Kaydan, est vice-président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI) en charge de la stratégie, de la prospective, de la promotion de l’entrepreneuriat et de la CGECI Academy
Publié le 17 janvier 2020 Lecture : 3 minutes.
C’est un fait : la forte croissance enregistrée au sud du Sahara a très peu « ruisselé » vers les couches sociales défavorisées. Entre 2010 et 2018, le PIB de la région a bondi de 33 %, à 3 812 milliards en parité de pouvoir d’achat (mesurée en dollars internationaux de 2011). Or, entre 2010 et 2015, la part de la population pauvre vivant avec moins de 1,9 dollar n’a baissé que de cinq points, à 41,4 %.
Très souvent, l’absence d’entrepreneurs locaux leaders dans leur secteur d’activité est avancée comme l’une des premières causes de cette croissance si peu inclusive. L’idée étant que la richesse produite par ces « champions nationaux » serait en grande partie dépensée à l’intérieur des frontières, profitant ainsi aux populations du « bas de la pyramide ». De même, avec leur expansion régionale, ces champions rapatrieraient des dividendes, richesses additionnelles pour leur pays d’origine.
Au Nigeria, où de puissants entrepreneurs locaux ont émergé, la richesse reste toujours aussi mal répartie
Le message mille fois entendu est donc que les États africains devraient autant que possible faciliter l’émergence de tels acteurs. Ces arguments ont été répétés tant de fois qu’ils ont acquis force d’évidence. Pourtant, l’examen des politiques économiques volontaristes dans plusieurs pays africains laisse dubitatif sur la corrélation entre champions nationaux et développement inclusif.
En Afrique du Sud, la politique de rattrapage économique postapartheid (Black Economic Empowerment) a favorisé l’émergence d’entrepreneurs noirs fortunés mais n’a guère profité aux classes défavorisées.
Il en va de même au Nigeria, où, encouragés par l’État, de puissants entrepreneurs locaux ont pu émerger dans l’industrie, la finance et les hydrocarbures, mais cette richesse reste toujours aussi mal répartie : plus de 90 millions de leurs concitoyens vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Au Cameroun, où les entrepreneurs locaux à succès sont nombreux, on ne peut pas affirmer que cela ait réduit significativement le taux de pauvreté, même s’il y reste bien en dessous de la moyenne africaine (23,8 % en 2014).
Les « champions nationaux » sont souvent détenus par des acteurs étrangers qui rapatrient leurs dividendes sans frottement fiscal
Comment expliquer cette décorrélation ? D’abord, par l’internalisation de la finance, qui a profondément modifié la structure capitalistique de ces « champions nationaux », souvent détenus par des acteurs étrangers qui, grâce aux codes d’investissement de nos pays, peuvent d’ailleurs rapatrier leurs dividendes sans frottement fiscal. De plus, la faible industrialisation de plusieurs secteurs d’activité de nos pays affaiblit le caractère inclusif des politiques de « champions nationaux ».
Dans le BTP, environ 80 % du chiffre d’affaires d’un champion local de l’immobilier peuvent être absorbés par l’importation de matériaux et d’équipements (carreaux, PVC, peinture, sanitaires…). Enfin, les politiques africaines « d’émergence » sont inspirées de celles des pays développés, qui ont été conduites dans des contextes différents et qui, surtout, ne visaient pas un « développement inclusif ».
Dans l’Allemagne du XIXe siècle, une politique publique volontariste appuyée sur la synergie entre l’industrie, la banque et l’État a favorisé l’émergence de groupes ayant pour objectif de rattraper le retard industriel du pays. Ces derniers ont ensuite bénéficié du protectionnisme de l’État dans une logique de souveraineté nationale à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de ce conflit, le Japon a créé des entreprises publiques pour développer des pans entiers de l’économie. Ces champions nationaux (zaibatsu) se sont constitués ensuite par la privatisation de ces entreprises publiques.
La responsabilité sociétale des champions ainsi construits ne devra pas être un devoir moral mais une stricte obligation réglementaire
De façon générale, c’est le développement économique et la souveraineté nationale, et non pas la croissance inclusive qui ont guidé ces politiques industrielles volontaristes. Si les États africains veulent s’engager avec succès sur ce chemin, dans notre époque marquée par la mondialisation de la finance et des chaînes de production, ils devront construire des « filières championnes nationales », avec des entrepreneurs locaux forts sur toute la chaîne économique, soutenus par un secteur bancaire national solide. Et, surtout, la responsabilité sociétale des champions ainsi construits ne devra pas être un devoir moral mais une stricte obligation réglementaire.
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