Baker à la rescousse

Après la déroute des républicains aux élections de la mi-mandat, George W. Bush s’en remet à l’ancien secrétaire d’État de son père pour sauver les meubles en Irak.

Publié le 20 novembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Un dessin paru récemment dans l’International Herald Tribune montre une voiture qui se jette contre un arbre. Au volant, Donald Rumsfeld, à l’arrière George W. Bush, criant : « Papa ! » (Voir p. 6.) On ne saurait mieux résumer la situation du président des États-Unis après la « raclée » infligée au Parti républicain lors des élections de la mi-mandat du 7 novembre. On a plus d’une fois évoqué la rivalité, en matière irakienne, entre Bush père et fils. Ce que Bush Senior n’a pas accompli au cours de « sa » guerre du Golfe, en 1991, Bush Junior s’est fait fort de le réaliser gaillardement. Le père, écoutant ses amis arabes, s’est arrêté sagement aux portes de Bagdad et a épargné Saddam Hussein. Le fils n’a cure de tels conseils, a occupé l’Irak et abattu le tyran. Quel que soit le degré de pertinence de cette lecture freudienne de la seconde guerre du Golfe, une chose est certaine : si George W. Bush réussit à se tirer du bourbier irakien et achève honorablement son mandat, ?il le devra à un homme de son père : James A. Baker III.
Le chef de la Maison Blanche se trouve dans une bien mauvaise passe après la perte de sa majorité dans les deux Chambres. Certes, il dispose en principe de prérogatives inentamées, mais la Chambre des représentants et le Sénat peuvent lui mener la vie dure en diligentant, par exemple, des enquêtes sur la gestion de la guerre ou sur les scandales financiers liés à l’Irak. C’est l’ensemble de sa stratégie dans l’ancienne Mésopotamie qui a été rejetée, et l’on constate chaque jour l’étendue du désastre. La guerre civile bat son plein, qui a provoqué au bas mot 70 000 morts, et les pertes proprement américaines (plus de 3 000 morts et 30 000 blessés) deviennent insupportables. Les néocons eux-mêmes commencent à le lâcher. L’éviction de Donald Rumsfeld, l’architecte de l’invasion, illustre le fiasco et la nécessité d’une autre stratégie. Mais laquelle ? Les démocrates n’ont pas de politique de rechange et les propositions entendues ici ou là, telles que le retour des boys « dans les quatre à six mois », ne tiennent pas la route. Et ce sont les généraux hostiles à la guerre et à Rumsfeld, tels Antony Zinni, qui réclament plus de troupes. Ils estiment que les Irakiens ne sont toujours pas en mesure d’assurer la relève et qu’une stabilisation est indispensable avant d’envisager le moindre retrait.
En fait, les chances de salut reposent sur le Groupe d’études sur l’Irak constitué en mars 2005 à l’initiative du Congrès. À vocation bipartisane, il est animé par James Baker et Lee Hamilton. Au départ, Bush ne le voyait pas d’un bon il et Condoleezza Rice a dû insister pour obtenir son assentiment. Lors de la première conférence de presse post-7 novembre, il s’est référé à cinq reprises à James Baker, qui apparaît désormais comme le patron de l’entreprise.
L’ancien secrétaire d’État de Bush père, 76 ans, a souhaité un entretien avec le président avant d’accepter sa mission. Et dans le Bureau ovale, il n’a pas dissimulé qu’il aurait sans doute à faire des recommandations déplaisantes. Au terme de l’audience, il a posé la question de confiance : « Le président est-il disposé à envisager un changement de stratégie en Irak ? » Réponse : « Oui ».
Au boulot. Le Groupe mobilise tous ceux qui comptent dans les domaines de la diplomatie, de la défense et du renseignement, et qui ont fait leurs preuves dans les administrations précédentes. Une cinquantaine de personnes ont planché aux États-Unis et en Irak et élaboré des « papiers ». Leur travail se déroulait dans la plus grande discrétion dans le bâtiment abritant l’US Institute of Peace. Toutes les décisions ont été prises par consensus. Au mois de septembre, une mission a été organisée en Irak et ses membres, dont Baker, ont pu mesurer toute l’ampleur du chaos. Si Baker est le patron de l’entreprise, Brent Scowcroft en est l’âme. L’ancien chef du Conseil de sécurité nationale au temps de Bush père a suivi de près les travaux du Groupe. Il a participé à une réunion cruciale du noyau dur en octobre. Outre Baker, il y avait Colin Powell, Laurence Eagleburger et Robert Gates, qui a depuis succédé à Rumsfeld. Le Groupe doit remettre en décembre son rapport simultanément au Congrès et au président, mais on en connaît déjà les grandes lignes.
Ce qu’on appellera « le plan Baker » préconise en premier lieu une approche régionale de la question irakienne. Il faut engager une offensive diplomatique en direction des voisins de l’Irak, à commencer par la Syrie et l’Iran. Des pourparlers « directs et de haut niveau ». Baker a déjà pris langue avec les représentants des deux pays de l’axe du Mal. Ce faisant, on fait exactement le contraire de la politique inspirée par les néocons et suivie depuis trois ans. On se proposait de remodeler l’Irak, coupé préalablement du monde arabe, de ses « défauts et maladies » (Fareed Zakaria) : résolument démocratique et ami de l’Amérique, le nouvel Irak devait entretenir les meilleures relations avec Israël et montrer ainsi la voie d’une « solution définitive » du conflit au Moyen-Orient. « La route de Jérusalem passe par Bagdad. »
C’est à cet improbable dessein baptisé Grand Moyen-Orient que Bush est invité, contraint et forcé, à tourner le dos. Alors que les massacres ethniques et confessionnels font rage, l’objectif n’est plus la fantasmagorique démocratie, mais une stabilité bien évidemment vitale. Et pour ce faire, Baker l’a parfaitement compris, il convient de traiter avec les voisins de l’Irak qui, peu ou prou, jettent de l’huile sur le feu, ne serait-ce que pour fixer l’Amérique envahissante et l’éloigner de leurs propres frontières.
La deuxième recommandation du plan Baker est éminemment politique et concerne l’Irak et son avenir. Il est urgent de convaincre les différentes composantes de l’ancienne Mésopotamie – chiites, sunnites, Kurdes – de conclure un Pacte national, seul à même de sauvegarder l’unité et l’indépendance du pays. L’économie de ce pacte est connue : État fédéral, large autonomie régionale, partage équitable des ressources pétrolières, amnistie générale, démobilisation des milices et leur intégration dans l’armée nationale.
Après la diplomatie et la politique, le redéploiement militaire. Un retrait des 140 000 soldats américains ne semble pas à l’ordre du jour. Tout au plus est-il question d’une réduction échelonnée des troupes qui serait entamée en 2007. En revanche, les forces américaines pourraient se replier sur des bases et modifier leur mission. L’objectif est de se décharger sur les Irakiens du maintien de l’ordre. Problème : l’armée irakienne, déjà pléthorique (350 000 hommes), souffre d’un double handicap : elle n’a pas envie de se battre et son loyalisme laisse à désirer. Ce qui n’arrange rien : le gouvernement Nouri al-Maliki ne semble pas disposé – pour cause d’allégeance locale ou régionale à réduire les milices. Du côté de Baker, on préconise la fermeté : Maliki doit être mis devant ses responsabilités sous peine d’un retrait total de l’armée américaine. Ce retrait n’est envisagé qu’à titre comminatoire. On postule que la menace est payante. Voire.
Baker a pensé à tout. Pour mettre en musique son plan, Robert Gates, le successeur de Rumsfeld, sera le maître d’uvre de la nouvelle stratégie. L’ancien patron de la CIA, 63 ans, a été sollicité l’année dernière pour diriger la Direction nationale du renseignement, qui coiffe les différents services et qui a été confiée finalement à John Negroponte. Il a décliné l’offre, estimant le « job plus administratif qu’opérationnel ». C’est un homme d’action qui a tendance à privilégier les scénarios catastrophes. L’anti-Bush en somme. Selon un de ses anciens collaborateurs, « il est sérieux, subtil, réfléchi, jamais cassant ou abrupt », bref, l’anti-Rumsfeld.
Pour judicieux et réaliste qu’il soit, la réussite du plan Baker est loin d’être garantie. Il risque d’achopper sur trois difficultés majeures. La situation irakienne, d’abord : n’est-il pas trop tard ? La violence nourrit la violence et, sur le chemin de la barbarie, on a peut-être atteint le point de non-retour. Ensuite, le retour au réalisme, c’est-à-dire à une politique arabe de l’Amérique, n’est pas pour arranger Israël, qui a les moyens, chez les démocrates comme chez les républicains, de contrecarrer toute nouvelle stratégie au Moyen-Orient. Enfin, il y a toujours George W. Bush lui-même. Il a largement donné la mesure de son incompétence et de son entêtement. Mais a-t-il épuisé toutes ses capacités en la matière ? Pour s’aventurer à nouveau dans la psychanalyse, est-il devenu politiquement adulte et peut-il se passer désormais de son papa ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires