Yves Aubin de la Messuzière : « Il faut écouter les diplomates, quitte à ne pas les suivre »
Le livre « Profession diplomate » de l’ancien ambassadeur Yves Aubin de la Messuzière revient sur ses expériences en Afrique et au Moyen-Orient. Il se confie à Jeune Afrique sur ses années de travail au Maghreb et les liens complexes entre diplomatie et pouvoirs exécutifs.
Dans son livre Profession diplomate, un ambassadeur dans la tourmente (Ed. Plon, 2019), Yves Aubin de la Messuzière, ex ambassadeur au Tchad, en Irak, Tunisie et Italie, livre son bilan. Il décrit aussi l’évolution d’un métier qui s’est complexifié et doit rester, à son sens, une affaire de professionnels.
De la Tunisie à l’Algérie en passant par la Libye, il partage avec Jeune Afrique ses réflexions et anecdotes sur ses marges de manœuvre, les accrocs avec les pouvoirs en place et les différends avec des responsables politiques français parfois éloignés des réalités du terrain.
Jeune Afrique : Vous avez dirigé la section Afrique du Nord et Moyen-Orient du Quai d’Orsay (1998-2002), à un moment où le Maghreb était délaissé. Votre priorité était alors l’Algérie, mais comment y naviguer alors entre renforcement des pouvoirs du président et demandes de la société civile ?
Yves Aubin de la Messuzière : Nos relations avec Alger étaient au degré zéro, elles ont été renforcées sous les premières années Bouteflika, durant la concorde civile. Mais on connaît les dérives qui ont suivi dix ans plus tard. Or, dans nos objectifs de refonte de la relation franco-maghrébine, il était important de travailler aussi avec la société civile.
Peut-être que nous n’en avons pas suffisamment fait. Quand il y avait des dérives autoritaires en Algérie, on en parlait, mais jamais publiquement. Nous étions toujours soumis à l’idée que l’ancienne puissance régionale intervenait dans les affaires intérieures.
Face à cet équilibre délicat, la France peut-elle pour promouvoir ses valeurs officielles ?
Il y a une hyper-sensibilité à ce niveau. On l’a vu récemment, lorsque le président Macron a parlé d’accompagner le pays, les pouvoirs publics, notamment l’armée, ont critiqué une ingérence. De l’autre côté, lorsque la France reste un peu trop silencieuse, elle est considérée comme complice.
Mais quand Bouteflika s’est présenté pour un énième mandat, il y peut-être eu un défaut d’analyse des autorités françaises qui aiment bien globalement la stabilité et ont pu penser qu’il l’incarnait.
La France a souvent été décrite comme un soutien complice de l’ère Bouteflika, mais aussi de Ben Ali et Kadhafi, qu’en est-il ?
Avec Ben Ali, il n’y avait pas véritablement de dialogue politique. Cette idée a été véhiculée par la maladresse de Michèle Alliot-Marie qui a donné l’impression de vouloir soutenir le régime et la répression. C’est révélateur aussi des politiques qui restent dans leurs certitudes et n’écoutent pas les diplomates. C’est une erreur politique, pas celle des diplomates, contrairement à ce qui a été dit.
Concernant la Libye, mon analyse est que le Quai d’Orsay a été totalement marginalisé au profit des services de renseignement et de Bernard Henri-Levy. Or, il faut écouter les diplomates, quitte à ne pas les suivre.
La France, quels que soient les gouvernements, a pu se dire dans le secret des entretiens que tel régime autoritaire posait problème mais qu’il assurait la stabilité et faisait rempart à l’émergence de l’islam radical. C’est une analyse un peu courte…
D’autant plus que la répression a justement alimenté un islamisme politique et l’émergence de groupes radicaux ?
Absolument, cette politique n’a pas arrangé les choses. Surtout pour la répression contre Ennahdha, qui n’a jamais été à proprement parler dans les réseaux terroristes, bien qu’il y ait certainement eu des dissidents en son sein.
Vous décrivez les pressions subies durant vos « années Ben Ali », votre discrétion forcée pouvait-elle rimer avec efficacité ?
J’ai décidé de quitter la Tunisie car j’étais sous surveillance permanente et parfois quasiment interdit d’aller dans certains régions. À l’époque ce n’était pas possible de faire des déclarations. J’organisais des manifestations culturelles qui étaient l’occasion de faire passer des messages.
Je m’occupais beaucoup de droits de l’Homme à ma manière, en étant en contact étroit avec les associations menacées de disparition comme la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) ou l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).
Les reproches venaient du ministère tunisien des Affaires étrangères, je leur rappelais la Convention de Vienne. Parfois parler publiquement des questions des droits de l’Homme est contre-productif, je pense que l’ambassadeur doit s’engager et faire passer des messages dans la discrétion.
Paradoxalement Ben Ali vous enjoint à vous entretenir avec tous les acteurs tunisiens, ce dont vous vous êtes servis par la suite…
Quand il m’a reçu, il m’a dit « allez à la rencontre de la Tunisie dans sa diversité », ce que je rapportais à chaque fois que j’étais convoqué. Parfois ses collaborateurs levaient la surveillance entêtée dont nous faisions l’objet.
Mais la pression venait principalement de son entourage et des services, surtout lors de tentatives de prédation sur des entreprises françaises ou franco-tunisiennes. En allant voir le ministre en charge qui en parlait au président, cela pouvait s’arrêter.
Vous racontez notamment que les Italiens avaient dénoncé votre rôle dans la rédaction de rapports de l’UE sur les droits de l’Homme en Tunisie, et ce pour préserver leurs intérêts économiques. Ce genre de coups bas entre puissances rivales est-il monnaie courante ?
Cela peut l’être. Mais c’était la marque de Berlusconi, qui disait à ses ambassadeurs de ne pas s’occuper de politique mais d’économie. Cela relevait aussi de la vieille rivalité franco-italienne autour de la Tunisie depuis le protectorat.
J’ai été convoqué par le ministère des Affaires étrangères tunisien qui avait obtenu le rapport confidentiel de l’UE. J’ai mené mon enquête et eu confirmation que ça avait été transmis dans le cadre de notre rivalité sur un appel d’offre du métro aérien. Finalement, Alstom a été désigné.
Les paroles conciliantes de Jacques Chirac (qui a repris la maxime de Ben Ali « le premier des droits de l’Homme est de pouvoir se nourrir » et de Sarkozy (évoquant des « progrès » sur les libertés individuelles) ont fait du bruit, comment les diplomates peuvent-il « rattraper » des déclarations de si haut niveau ?
Chirac avait rattrapé sa déclaration dès le lendemain en conférence de presse et tenu le langage convenu sur une France attentive à la question des droits de l’Homme.
Mais ce n’est pas ce qui a été retenu par les médias. Sarkozy avait des projets de déclaration, mais a parlé dans un dîner de « progrès », sans revenir dessus. Quand les ambassadeurs ont le courage de dire les choses telles qu’ils le pensent, tout cela apparaît dans des correspondances.
La diplomatie a été très critiquée, notamment par Sarkozy, pour n’avoir « rien vu venir » à l’aube des dits « printemps arabes ». Or vous assurez avoir communiqué des notes stratégiques…
J’ai écris une tribune dans Libération pour dire que l’Élysée était informé, que les télégrammes diplomatiques n’avaient pas été lus ou pris en compte. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai écris « Mes années Ben Ali » en 2012, édité en Tunisie avec l’autorisation du Quai d’Orsay de publier ces télégrammes. Ce feu vert a permis de montrer ce qu’est le travail diplomatique.
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