Opération « sauvez Marcoussis »

Effervescence diplomatique, négociations secrètes, pressions « fraternelles »… Les acteurs de la scène politique régionale et internationale mettent tout en oeuvre pour éviter une partition du pays.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

Le Premier ministre Seydou Elimane Diarra s’est une nouvelle fois rendu à Accra le 7 octobre, pour rencontrer John Kufuor, le président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Une semaine plus tard, Alain Donwahi, son conseiller spécial chargé (notamment) du programme Désarmement, démobilisation, réinsertion (DDR) s’est pour sa part rendu à Bouaké, fief des Forces nouvelles (ex-rébellion). Quant à Albert Tévoédjrè, le représentant spécial de Kofi Annan en Côte d’Ivoire, il a dressé le bilan de la situation devant le Conseil de sécurité des Nations unies, à New York, avant de s’entretenir, à Paris, avec Michel de Bonnecorse, le « monsieur Afrique » de Jacques Chirac, et Nathalie Delapalme, la conseillère du ministre français des Affaires étrangères. Il mettait ainsi en oeuvre les consignes de Kofi Annan qui, après lui avoir renouvelé sa confiance, l’a encouragé, en dépit des attaques d’une partie de la presse d’Abidjan, à reprendre langue avec tous les acteurs de la cohabitation.
Le 9 octobre, Tévoédjrè a été reçu au domicile parisien d’Alassane Ouattara, chef de file du Rassemblement des républicains (RDR). Principal sujet de la longue – plus de deux heures – discussion entre les deux hommes : l’enlisement du processus de réconciliation (voir J.A.I. n° 2231). Le représentant spécial a également demandé à son hôte d’intervenir auprès de ses camarades républicains, qu’ils soupçonnent de nourrir quelque prévention à son égard, et de l’aider à convaincre Guillaume Soro, la tête politique des Forces nouvelles, de mettre un peu d’eau dans son vin. Lui-même (après une visite à Accra où il s’est entretenu avec le président Kufuor) devait se rendre le 16 octobre à Bouaké pour rencontrer ce même Soro.
La démarche intervient au lendemain des séjours à Abidjan, début octobre, du Sénégalais Abdou Diouf – le patron de l’Organisation internationale de la Francophonie a rencontré le président Gbagbo à deux reprises – et de Michel de Bonnecorse… Dans la foulée de Tévoédjrè qu’il a d’ailleurs vu à Paris, Diouf a reçu Ouattara le 10 octobre et l’a convaincu de se rendre à Ouagadougou, Bamako et Dakar pour mobiliser tout le monde…
Le leader du RDR a séjourné dans la capitale burkinabè en même temps que Soro. Les deux hommes ont été reçus, sans doute le lundi 13 octobre, par le chef de l’État. Blaise Compaoré et Ouattara ont insisté auprès de leur « jeune frère » pour qu’il reconsidère sa position et s’abstienne d’ajouter un blocage à beaucoup d’autres. À commencer par les difficultés rencontrées pour les nominations dans les cabinets ministériels et la haute administration.
La veille du départ de Ouattara, Soro avait téléphoné à Diouf pour regretter de n’avoir pu le rencontrer lors de son séjour en Côte d’Ivoire. Profitant de l’occasion, son interlocuteur lui avait demandé de tout faire pour que ses camarades réintègrent le gouvernement. Même Gbagbo, dit-on dans son entourage, s’efforcerait de garder contact avec les ex-rebelles. Le premier mouvement de colère et de lassitude passé, il aurait chargé certaines personnalités de convaincre les Forces nouvelles de « revenir à la maison ». Une relation commune jouerait le rôle de go-between entre Soro et lui. Par ailleurs, le chef de l’État aurait chargé Hamed Bakayoko, le ministre RDR des Nouvelles Technologies de l’information et des Télécommunica-tions, d’une « mission » auprès de Ouattara – sans plus de précision.
Un mois après la décision de Soro et de ses amis de suspendre leur participation au gouvernement, les négociations sont donc loin d’être rompues. Il serait de beaucoup préférable qu’ils acceptent d’y revenir avant que Gbagbo ne se résolve à nommer des ministres par intérim. Ce qui bloquerait un peu plus le processus. L’initiative de Diouf, encouragée par l’Élysée (Bonnecorse est encore venu le voir le 16 octobre), comme celles de Ouattara, de Diarra et de Tévoédjrè, n’a donc d’autre objectif que de reconstituer l’attelage appelé à diriger le pays jusqu’à l’élection présidentielle d’octobre 2005. Et, du même coup, d’éviter une « autonomisation » du nord de la Côte d’Ivoire.
Il s’agit maintenant d’inviter les pays de la sous-région à maintenir la pression sur les principaux acteurs de la crise, en ne laissant personne sur le bord du chemin – et surtout pas les Forces nouvelles. Personne ne doit l’oublier à Dakar, à Bamako (où l’ex-rébellion compte beaucoup d’amis et de sympathisants) et ailleurs.
Président en exercice de l’Union économique et monétaire ouest- africaine (UEMOA), le Nigérien Mamadou Tandja envisage ainsi de réunir ses pairs pour relancer le processus. Aucune date n’est encore fixée, mais Tandja en a déjà parlé avec eux. Sans doute évoquera-t-il cette question avec Jacques Chirac, qu’il accueille du 21 au 23 octobre. Ces fraternelles pressions sont d’autant plus utiles que la situation sur le terrain est franchement préoccupante. Même si le retour à une situation de guerre semble exclue – parce que Gbagbo n’en veut pas, quoi que disent ou pensent les boutefeux de son propre camp -, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) se rappellent au bon souvenir de leurs adversaires retranchés dans leur fief du Nord et s’insurgent contre la mise entre parenthèses du programme DDR (Désarmement, démobilisation, réinsertion). Signataire, le 4 juillet, de la « déclaration de fin de guerre », le lieutenant-colonel Philippe Mangou, qui commande les forces gouvernementales dans la région de Yamoussoukro, a carrément lancé, le 7 octobre, un ultimatum aux Forces nouvelles. À l’en croire, les FANCI réclament le retour des ex-rebelles au comité de réunification et « l’arrêt de toute action de belligérance ». Faute de quoi elles « en tireraient toutes les conséquences » et « ne sauraient rester longtemps sans réaction face à une partition de fait du territoire national, aux exactions subies par les populations prises en otages dans les zones occupées et aux différentes attaques de leurs positions ».
Au sein de l’état-major des forces loyalistes, certains évoquent un simple « coup de semonce » adressé à leurs « frères » de Bouaké. Mais le message n’en est pas moins on ne peut plus clair. D’autant que cette sortie intervient quelques jours après une grande manifestation des jeunes « patriotes » conduite par Charles Blé Goudé et le saccage des locaux de la Société de distribution d’eau en Côte d’Ivoire (Sodeci) et de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) par le Groupement des patriotes pour la paix (GPP), dans la nuit du 9 au 10 octobre. Et puis, la sanglante attaque, fin septembre à Bouaké, de l’agence de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) est encore dans toutes les mémoires…
À l’exception du Front populaire ivoirien (FPI) du président Gbagbo et du Parti ivoirien du travail (PIT), du professeur Francis Wodié, tous les partis signataires des accords de Marcoussis et d’Accra II se préparent à descendre dans la rue. Pour attirer l’attention de l’opinion nationale et internationale sur le retard pris par le processus de réconciliation, en raison de crispations et de blocages de tous ordres, mais aussi de la surenchère des uns et des autres.
Mais la marche, dont la date n’est pas encore arrêtée, suscite déjà polémiques et controverses. Le FPI et son président, Pascal Affi Nguessan, s’opposent par avance à une manifestation susceptible d’apparaître comme un soutien aux ex-rebelles. Quant à Blé Goudé et à ses camarades « patriotes », ils envisagent d’organiser une contre-manifestation, le même jour. À leurs yeux, les « Marcoussistes », comme ils ont surnommé leurs adversaires, ne songent qu’à « tordre le bras » du chef de l’État, à limiter ses prérogatives… La partie qui s’engage est pour le moins risquée. Elle pourrait déboucher sur une situation de rupture.

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