2003, l’odysée de l’espace

En rejoignant le club très fermé des États capables d’envoyer un homme en orbite, l’empire du Milieu marque définitivement son entrée dans la cour des grands.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 7 minutes.

En 1970, la Chine mettait en orbite son premier engin spatial. Ce modeste satellite, et c’était apparemment sa fonction principale, émettait un chant révolutionnaire, « L’Orient est rouge ». Un tiers de siècle plus tard, le colonel Yang Liwei brandissait sur ordre, devant une caméra de télévision, en direct de l’espace, deux drapeaux, celui de son pays et celui de l’organisation qui regroupe les représentants de l’ensemble de l’humanité, l’ONU.
Désormais, quand on parle publiquement de révolution en Chine, on parle donc moins d’exporter de l’idéologie que de montrer qu’on est capable d’envoyer un émissaire faire plusieurs tours complets du globe pour démontrer, et promouvoir, le nouveau rôle central du bien-nommé empire du Milieu sur la planète. L’homme de la rue, immensément fier de l’événement, ne s’y est pas trompé, à Pékin comme dans tout le pays. Celui qui confiait, le 15 octobre, le matin même du décollage de « Vaisseau divin » (Shenzhou-5), que l’événement « prouve que la Chine est devenue une grande puissance, qui sera désormais consultée sur les grandes affaires du monde », affirmait ce qui est devenu une évidence. Et il renvoyait à des temps définitivement révolus le cri de colère de Mao après le lancement du premier spoutnik russe en 1957 : « Comment pourrions-nous être considérés comme une grande puissance alors que nous sommes incapables de propulser une patate dans l’espace ! »

En rejoignant l’hyperpuissance américaine et l’ex-superpuissance russe dans le tout petit club des États capables d’envoyer un homme en orbite, la Chine a définitivement marqué son entrée dans la cour des très grands. Même si la performance a surtout une valeur symbolique, son impact international est plus fort que celui de tous les succès économiques du pays, certes spectaculaires depuis un quart de siècle, mais par nature très progressifs. Nul n’oubliera que la Chine fut le premier pays du « Sud » à réussir un tel exploit. Et cela avant même l’Europe, dont le seul programme de vol habité qui eut quelque consistance (la navette Hermès) fut abandonné en 1992, précisément l’année où fut lancé à Pékin, dans le plus grand secret, le « Projet 921 », celui qui est devenu réalité les 15 et 16 octobre. Avant même aussi tous ses voisins asiatiques, à commencer par le pays de loin le plus développé de la région, le Japon, et le rival « naturel » de l’empire du Milieu, l’Inde. Cette dernière, qui a également depuis une dizaine d’années de grandes ambitions spatiales, ne pourra guère se consoler de ce nouvel « échec » dans la compétition qui oppose les deux géants de l’Asie avec le lancement prévu, ces jours-ci, de son septième satellite non habité, puisque la Chine en a déjà mis plus de cinquante en orbite. Comme s’il ne suffisait pas que Pékin possède un avantage décisif sur New Delhi en occupant un siège au Conseil de sécurité de l’ONU…
De fait, au-delà du cas évident de l’Inde et du Japon, il n’est pas certain que cette affirmation définitive de la Chine comme « la » grande puissance régionale et comme un interlocuteur incontournable au niveau mondial fasse plaisir à qui que ce soit. Les pays regroupés au sein de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) – Corée du Sud, Vietnam, Indonésie, Thaïlande, etc. – craignent déjà, querelles territoriales en mer de Chine et projet de grande zone de libre-échange en Asie du Sud-Est aidant, les tentations impérialistes de Pékin. Inutile de souligner à quel point Taiwan ne saurait voir d’un bon oeil la Chine continentale poursuivre sa montée en puissance qui risque de priver petit à petit l’île nationaliste de ses derniers soutiens.
Les Russes, dont le poids économique global est déjà devenu nettement inférieur à celui des Chinois, ne peuvent que s’inquiéter de perdre l’un des principaux atouts qui leur permettait de rester l’un des interlocuteurs privilégiés des Américains. Enfin, même Washington, qui commence à découvrir chaque jour un peu plus que Pékin peut devenir un concurrent redoutable et un interlocuteur peu maniable, ne peut ignorer les conséquences, sans doute indirectes mais d’importance stratégique, d’un succès comme celui de la mission de Yang Liwei. Toutes les initiatives – politiques, économiques, militaires… – de la Chine viennent donc de gagner d’un seul coup un surcroît de crédibilité non négligeable.
Mais c’est aussi, et surtout, sur le plan intérieur que l’opération « Vaisseau divin » a marqué une étape importante pour la Chine. Elle a permis au nouveau numéro un du Parti et de l’État, Hu Jintao, de prouver qu’il avait réussi à s’émanciper, en l’espace de quelques mois, de la tutelle de son prédécesseur Jiang Zemin. Ce dernier, président de la Commission militaire du Parti et initiateur du Projet 921, aurait pu faire valoir ses mérites et consolider ce qui lui reste de pouvoir en capitalisant sur la réussite de cette opération. Or, sans que l’on puisse savoir exactement comment cette abstention a été « organisée », l’ancien président ne s’est manifesté ni lors du lancement – marqué en revanche par la présence de son successeur sur le site de décollage de la fusée Longue Marche 2E pour célébrer sur l’instant ce qu’il a appelé lui-même un « jour de gloire pour la patrie » – ni lors du retour de la capsule – salué par un coup de fil enthousiaste du Premier ministre, Wen Jinbao, à destination du héros national. Il ne peut s’agir, dans un pays comme la Chine, d’un événement qui relève du hasard. Les rumeurs récurrentes qui laissaient entendre que Hu Jintao avait entrepris de marginaliser Jiang Zemin et ses alliés au sein du groupe dirigeant semblent donc confirmées.

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On a d’ailleurs pu apprécier le style, plus moderne, de la nouvelle équipe en place dans la Cité interdite lors des semaines et des jours précédant le lancement du vaisseau spatial. Toute l’opération, en effet, s’est déroulée dans des conditions de relative transparence tout à fait inédites en Chine, et même dans tout pays dictatorial. La date de l’envol de Shenzhou-5, habilement fixée d’un point de vue médiatique au lendemain de la réunion d’un plénum du Comité central et à la veille du départ de Hu Jintao pour un sommet américano-asiatique (sommet de l’APEC), était annoncée depuis longtemps et a été respectée. Grâce à des fuites certainement orchestrées par le pouvoir, on connaissait même à l’avance presque tous les détails de la mission, jusqu’au nom du pilote du vaisseau et les raisons pour lesquelles il avait été choisi parmi les treize autres « taïkonautes » (du chinois taïko, « espace ») sélectionnés. Seul le petit retard avec lequel la télévision nationale a retransmis le décollage de la fusée est venu rappeler qu’un pouvoir autoritaire, même de plus en plus éclairé, ne pouvait prendre le risque de montrer en direct un éventuel échec. Qu’il est loin le temps où, en pleine révolution culturelle il est vrai, le pouvoir maoïste n’avait pas jugé bon d’informer la population qu’un homme venait de marcher sur la Lune.
Les retombées de l’événement ne sont pas seulement de nature diplomatique et politique. Ni même, puisque toutes les initiatives dans le domaine de l’espace sont contrôlées par l’armée, de nature militaire (possibilités inédites d’observation de la Terre et en particulier de certaines zones stratégiques en Asie, développement d’armes nouvelles ou d’un système de défense antimissiles, etc.). Les principaux bénéfices concrets et immédiats de la réussite du programme spatial sont en effet à attendre du côté du développement économique. D’abord, à un niveau global, en raison du formidable atout que représente l’amélioration de l’« image de marque » du pays. Tous les investisseurs et tous les entrepreneurs privés ou publics qui opèrent sur le sol chinois ou envisagent de le faire n’auront pu être que rassurés par la détermination et le professionnalisme dont ont fait preuve les autorités pour mener à bien un tel programme spatial dans un pays qui fait encore partie, selon tous les critères habituels, du Tiers Monde. Ils auront pu également constater que, contrairement à une idée reçue, la Chine n’est pas seulement capable de jouer les sous-traitants de grandes firmes ou les fabricants de produits industriels très standardisés. Elle peut d’ores et déjà maîtriser les technologies les plus sophistiquées et disposer de compétences scientifiques et techniques de très haut niveau. L’« usine du monde », qu’on se le dise désormais, ne possède pas que des ouvriers aux petits salaires et des hommes d’affaires âpres au gain et aventureux, mais aussi des scientifiques et des ingénieurs très capables… et peu coûteux.
De façon plus concrète encore, les Chinois viennent de se positionner comme de futurs concurrents redoutables, vu la compétitivité de leur main-d’oeuvre et de leurs entreprises, sur le marché en grande expansion des produits à haute valeur technologique et surtout de l’activité spatiale. Sous peu, ainsi, on apprendra que pour lancer un satellite ou réaliser des expériences de toutes sortes dans l’espace, il est meilleur marché de passer des contrats avec la Chine. On se le dira d’autant plus que le programme spatial de Pékin devrait se poursuivre sans relâche dans les années à venir. Avec, dit-on, parmi les projets déjà en préparation, le lancement d’une station orbitale et, à un horizon que certains voient proche (entre 2005 et 2010) et d’autres plus lointain (autour de 2020 ou 2030), un vol habité sur la Lune.

Ce qui ne représenterait peut-être pas un grand pas pour l’humanité, mais certainement un nouveau bond en avant pour la Chine. Qui, si l’« accident » économique et social que d’aucuns ne cessent de lui prédire ne se produit pas, pourrait bien être déjà devenue la deuxième hyperpuissance mondiale, retrouvant ainsi le rang qui fut le sien il y a quelques siècles. Une revanche dont rêvent tous les dirigeants chinois et qui explique pour une bonne part l’importance qu’ils accordent à des opérations de prestige planétaires comme les exploits spatiaux.

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