À l’heure des choix

Les performances économiques sont jugées satisfaisantes par le FMI. L’occasion de passer de la croissance au développement ?

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 7 minutes.

De part et d’autre de l’autoroute qui relie Cotonou, la capitale économique du Bénin, et Porto-Novo, la capitale politique, défile une longue série de clôtures blanches aux enseignes explicites : « Parcs automobiles » ou « escorte de véhicules ». Depuis le début des années 1990, le Bénin s’est fait une spécialité de l’importation et de la réexportation des véhicules « venus de France » (en réalité, surtout de Belgique) vers le Nigeria ou les autres voisins enclavés – Niger et Burkina notamment. Au fur et à mesure s’est développée une nouvelle activité, visiblement lucrative : la gestion de vastes aires de stationnement pour ces véhicules débarqués au port de Cotonou, en attendant leur acheminement sous escorte privée vers les frontières. La garde des milliers de voitures, facturée à la journée aux importateurs, rapporte énormément d’argent à des Béninois souvent jeunes, introduits dans les cercles du pouvoir et qualifiés de « nouveaux riches ». Mais mettre du beurre dans les épinards ou du sucre dans le bol de gari (farine de manioc) n’est-il pas ici l’obsession de tous, même s’il faut pour cela remiser ses diplômes et s’improviser homme d’affaires ?
En 2003, dans le pays dirigé par Mathieu Kérékou, plus rien n’évoque l’époque du marxisme-léninisme, du socialisme scientifique et des chants révolutionnaires. Les Béninois, qui n’ont eu aucun mal à se convertir à l’économie de marché pure et dure, rêvent de consommation de masse. Cotonou déborde d’activités et ne cesse d’étendre ses tentacules. Des immeubles sortent de terre. L’aéroport international tente enfin de se moderniser. Un palais des congrès flambant neuf à l’architecture audacieuse, financé avec l’aide de la Chine, se dresse en bord de mer, proposant, par exemple, un concert du mythique Orchestra Aragon de Cuba aux plus fortunés (de 10 000 à 25 000 F CFA la place, 15 à 38 euros). Un troisième pont, très attendu, chevauche maintenant le lac Nokoué, mais n’est pas encore ouvert à la circulation. Celle-ci est justement plus cauchemardesque que jamais, de nombreuses routes étant en pleine réfection. Dans leurs voitures, bien sûr « venues de France », ou juchés à l’arrière des célèbres zémidjans (les motos-taxis), les citadins s’accrochent à leurs téléphones portables comme si leur vie en dépendait. Celui qui n’a pas l’un des derniers modèles Samsung bourrés de technologie n’est pas loin de s’en excuser. Tant pis si son prix est cinq fois plus élevé que le salaire minimum, fixé à 27 500 F CFA.
« L’économie béninoise se porte bien, confie Jean-Yves Sinzogan, ancien conseiller technique à l’Économie et nouveau directeur de cabinet du ministre des Finances et de l’Économie. Depuis des années, nous réalisons 5 % à 6 % de taux de croissance en moyenne. Peu de pays de la sous-région peuvent se targuer d’avoir obtenu de tels résultats. » Il est vrai que les indicateurs macro-économiques du Bénin sont au vert et que celui-ci fait plutôt partie des bons élèves du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. C’est peut-être pour cela que cette dernière a décidé de se faire construire un nouveau complexe à Cotonou, d’une valeur de 1,8 milliard de F CFA. Selon le FMI, le taux de croissance a été de 5,8 % en 2002, et l’inflation a été contenue à environ 2 %. Dans son dernier rapport sur l’économie béninoise, daté du 10 février 2003, l’institution financière estime que « tous les critères quantitatifs de performance ont été remplis en 2002, reflétant une bonne tenue des finances publiques », et que « le Bénin a satisfait à tous les critères du Pacte de convergence régionale, de stabilité, de croissance et de solidarité de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) ». Le FMI prévoit une croissance de 5,6 % pour cette année.
Mais les Béninois ne semblent pas impressionnés par les satisfecit décernés aux autorités : « La croissance, ça ne se mange pas. » Jean-Yves Sinzogan, lui aussi, a conscience que les chiffres de croissance, de déficit budgétaire maîtrisé et de recettes fiscales en progression n’émeuvent pas au-delà du cercle des économistes. « Nous sommes à un tournant, estime-t-il. Lorsque les fondamentaux sont au beau fixe, il faut passer à une étape supérieure, passer de la croissance au développement. Nous devons adopter une approche plus ambitieuse et plus osée, faire des choix politiques. Les institutions internationales peuvent nous aider à assainir le cadre macroéconomique, mais elles ne détiennent pas la solution pour aller plus loin ». Ici, la politique n’étouffe pas complètement l’économie comme ailleurs dans la sous-région, où l’instabilité et les conflits sont une menace permanente. Mais les intrigues politiciennes n’épargnent pas la jeune démocratie béninoise, mobilisant l’énergie des personnes chargées de faire les choix décisifs pour l’avenir. De fait, les changements structurels se font attendre.
L’agriculture et les services représentent 70 % du PIB. Le coton, dont la production emploie près de 200 000 ménages de l’intérieur du pays, fournit environ 65 % des recettes d’exportation. Après avoir atteint un niveau record lors de la campagne 2001-2002 (411 500 tonnes de coton-graine), la production a tourné autour de 350 000 tonnes en 2002-2003, la déprime des cours mondiaux ayant poussé les exploitants à réduire les surfaces cultivées. Des problèmes d’organisation interne s’ajoutent à l’environnement international défavorable pour assombrir les perspectives de la filière. Réduire la dépendance à l’égard de l’or blanc reste donc un défi pour l’économie béninoise. La vocation d’« État-entrepôt », selon les termes de l’universitaire John Igué, ne se dément pas non plus : le commerce avec le Nigeria, formel et surtout informel, est toujours aussi prospère. Mais la fermeture pendant une semaine de la frontière par les autorités nigérianes, au début du mois d’août (voir page 60), a révélé le degré de dépendance à l’humeur du puissant voisin. Un nouvel indice de la fragilité des bases de l’économie.
« Les entreprises de télécommunications, les sociétés de distribution de produits pétroliers, les importateurs de matériaux de construction et tout ce qui a trait au bâtiment, de même que les gros importateurs de produits alimentaires (riz, pâtes, produits congelés…) et les entreprises d’égrenage de coton bien sûr, sont ceux qui obtiennent le plus de crédits », explique Jean-Paul Migan, chef du département trésorerie à Ecobank, l’une des sept banques commerciales actives dans le pays. L’industrie fait toujours figure de parent pauvre, signe sans doute que le Bénin a encore des efforts à faire pour franchir une nouvelle étape du progrès économique. Et pour améliorer le bien-être de la majorité de sa population, toujours aux prises avec la pauvreté. Si les téléphones portables dernier cri et les 4×4 rutilants sautent aux yeux à Cotonou, ils ne doivent pas faire illusion. Comme le signale le document de stratégie de réduction de la pauvreté au Bénin, un tiers de la population est pauvre en termes monétaires – le seuil a été fixé à 51 431 F CFA par personne et par an dans les zones rurales, et à 91 705 F CFA dans les villes. Et 49 % le sont en termes non monétaires, ce qui signifie que leurs besoins de base (accès aux soins médicaux, à l’éducation, à la nutrition et à l’eau potable) ne sont pas convenablement satisfaits.
La publication du dernier rapport mondial du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) a d’ailleurs déclenché une polémique. Selon ce rapport 2003, le Bénin est passé du 158e rang en 2000 au 159e en 2001. Le chef de l’État est lui-même monté au créneau lors de son discours pour la fête de l’Indépendance, le 1er août dernier : « Il y a lieu de nous interroger sur la qualité et la fiabilité des données dont l’exploitation a abouti au classement attribué à notre pays par la dernière publication de l’indicateur du développement humain, s’est insurgé le président Kérékou. En tout cas, mon intime conviction est que les réalisations faites ou en cours […] rendent lisibles des performances indéniables, une amélioration évidente des conditions de vie et de travail de tous nos compatriotes des villes et des campagnes. »
Cette polémique a eu le mérite d’attirer l’attention sur les indicateurs de santé et d’éducation du pays, qui, bien qu’en constante amélioration depuis une décennie, restent particulièrement faibles. Le taux d’analphabétisme y est encore de 68 %, contre 37 % en moyenne pour l’Afrique subsaharienne. Et l’écart entre le taux brut de scolarisation primaire des filles et celui des garçons (respectivement 57 % et 98 %) est le plus important d’Afrique de l’Ouest. Le FMI indique que les dépenses publiques de santé et d’éducation ont été moins importantes que prévu en 2002. Ce n’est pas qu’une question de moyens. La faiblesse de l’administration retarde l’exécution des projets, ce qui ralentit d’autant les décaissements de l’aide étrangère. Autre problème récurrent : la corruption. Malgré l’existence d’une cellule de moralisation de la vie publique et l’adoption en juillet 2002 d’une stratégie nationale de lutte contre la corruption, le Béninois lambda ne s’attend pas à une révolution dans ce domaine. Un dossier de taille pour le nouveau gouvernement de Kérékou, nommé en juin dernier, et qui dispose de près de trois années sans joutes électorales pour faire ses preuves.

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