Le roi, les femmes et les frères

La réforme du Code la famille annoncée par Mohammed VI a été accueillie par un concert d’applaudissements. Y compris chez les islamistes, contraints, il est vrai, d’adopter un profil bas depuis les attentats du 16 mai.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

A un moment où le Maroc ne donnait plus à voir que les symptômes du fanatisme, de l’obscurantisme et de la misère, la laborieuse et houleuse réforme de la Moudawana, le Code de la famille, connaît enfin un heureux dénouement. Profitant de l’ouverture de la session parlementaire (et de la présence massive de la presse étrangère couvrant la visite du président français Jacques Chirac), le roi Mohammed VI a annoncé, le 10 octobre, l’octroi de nouveaux droits à la femme. Ce projet, dont on ne connaît que les grandes lignes, est présenté au moment où la cote des islamistes, accusés d’avoir inspiré les attentats du 16 mai à Casablanca, est en baisse. Il sera débattu puis voté au Parlement d’ici à la fin de l’année.
L’un des mérites du nouveau Code régissant les relations matrimoniales est qu’il renvoie aux oubliettes l’obéissance de la Marocaine à son mari et consacre l’égalité des deux époux en plaçant la famille sous leur « responsabilité conjointe ». C’est l’une des avancées qui enthousiasme particulièrement Leila Rhiwi, coordinatrice du réseau Printemps de l’égalité, collectif regroupant une trentaine d’associations. « En abolissant cette tutelle, c’est l’identité de la femme en tant qu’individu à part entière que l’on reconnaît enfin », s’exclame cette jeune militante. Une disposition qui réjouit moins les conservateurs. « Puisque c’est comme ça, les hommes hésiteront encore plus à se marier, et, au final, ce sont les femmes qui seront perdantes », affirme l’un d’entre eux. À elle seule, cette petite phrase en dit long sur le malaise et la méfiance entre les deux sexes au Maroc.
Marquant une évolution certaine du statut de la femme, les nouveaux droits qui lui sont accordés établissent non seulement l’égalité de la Marocaine par rapport à son mari, mais l’affranchissent aussi de son père (et éventuellement de son tuteur), dont l’autorisation n’est plus indispensable pour convoler en justes noces à sa majorité. Inutile de préciser que cette émancipation indispose nombre de Marocains, qui, au prétexte de défendre l’honneur familial, exercent sur leurs filles une autorité quasi tyrannique.
Autre changement de taille, l’épouse pourra désormais demander le divorce, initiative qui lui était refusée jusqu’ici. Toujours en ce qui concerne la rupture des liens du mariage, les enfants, qu’ils soient de sexe masculin ou féminin, pourront choisir au même âge, c’est-à-dire à 15 ans, le parent avec lequel ils souhaitent vivre. Auparavant, les garçons pouvaient décider dès 12 ans. En outre, la femme conserve la garde de l’enfant même en cas de remariage et de changement de résidence.
La répudiation n’est pas abolie, mais fortement restreinte au profit du divorce judiciaire. Il en va de même pour la polygamie, l’autre cheval de bataille des féministes marocaines, qui, à l’inverse de leurs soeurs tunisiennes, n’en ont pas (encore) obtenu l’interdiction. Tout homme souhaitant prendre une deuxième épouse (ou plus) devra fournir « un argument objectif exceptionnel » et obtenir l’autorisation préalable d’un juge. Le magistrat ne l’accordera que dans les cas où « la capacité du mari à traiter l’autre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied d’égalité avec la première » est assurée. Cela étant, les femmes peuvent exiger le jour du mariage un engagement écrit de leur mari de rester monogame et, en cas de non-respect de cette clause, demander le divorce pour « préjudice subi ». Autrement dit, mieux vaut faire preuve de vigilance, pour ne pas dire de méfiance, dès le premier jour…
Autre aménagement non négligeable, ce nouveau Code réaffirme « à l’égard des citoyens de confession juive les dispositions du statut personnel hébraïque marocain ».
Bien que le nouvel ensemble juridique donne justice à plusieurs revendications importantes des associations de femmes, il serait abusif de le qualifier de révolutionnaire dans la mesure où il reste ancré dans la charia. D’ailleurs, le roi a émaillé son discours de versets coraniques et de hadiths (propos du Prophète) attestant le caractère islamique des modifications introduites. Si le nouveau Code limite la possibilité de recourir à la répudiation et à la polygamie, que l’islam tolère dans certaines conditions, il ne va pas jusqu’à les interdire. De même, il ne fait qu’une timide incursion dans le domaine de l’héritage en conférant « à la petite-fille et au petit-fils du côté de la mère le droit d’hériter de leur grand-père, dans le legs obligatoire, au même titre que les petits-enfants du côté du père ». Ce qui aurait été audacieux, c’eût été d’amender la règle qui veut qu’au « mâle revienne la part équivalente à celle de deux femelles ». Il n’en a rien été.
C’est quand l’on entend les femmes qualifier ces changements de révolutionnaires que l’on mesure l’ampleur de la détresse qui était la leur jusqu’à ce jour. « On n’en espérait pas autant dans le contexte actuel et surtout après la réaction des islamistes contre le plan de l’intégration de la femme au développement en 2000 [voir p. 38]. Et à force de voir ce dossier brûlant passer d’une main à l’autre, nous avions perdu espoir », confie une jeune Casablancaise. À l’heure actuelle, les militantes jugent prématuré de formuler la moindre critique et attendent de voir comment se traduiront concrètement ces nouvelles dispositions. Serait-il trop hardi d’exiger dans la foulée que le Code du travail, dont certains articles infantilisent la femme, soit amendé à la lumière du principe d’égalité qui régit dorénavant le Code de la famille ?
Après le débat qui a déchiré la société marocaine voilà trois ans, les nouvelles dispositions font l’unanimité. Ne seront étonnés que ceux qui oublient le caractère sacré de la parole du roi et la légitimité que lui confère son titre de Commandeur des croyants. Le Parti de la justice et du développement, seule formation islamiste autorisée, ne trouve rien à redire aux changements annoncés par le roi. Quant à Nadia Yacine, la fille du cheikh fondateur d’Al Adl wal Ihsane (Justice et Bienfaisance) et porte-parole de ce mouvement islamiste non reconnu par les autorités, elle considère que le nouveau Code résulte d’« une relecture intelligente des textes sacrés ».
Cette communion soudaine en déconcerte plus d’un, à commencer par le publicitaire Noureddine Ayouch, un des initiateurs du collectif Démocratie et Modernité. « Les voilées, les barbus, les conservateurs et les modernistes affichent tous aujourd’hui leur totale adhésion à la réforme de la Moudawana. À croire qu’on a perdu bêtement des décennies pour rien », explique cette éminente figure de la société civile marocaine.
Un minimum de lucidité exigerait de ne pas se laisser leurrer par cette unanimité de façade. Car adopter des lois est une chose, et les mettre en pratique dans une société profondément machiste et patriarcale en est une autre. Inévitablement, « des résistances de tout bord vont se manifester pour préserver jalousement des intérêts en bloquant la réforme à tous les niveaux », prévient Ayouch. Faut-il s’en inquiéter outre mesure ? « Il semble qu’il y a un réel souci de garantir l’application des principes énoncés par le roi par la mise en place de procédures et de mécanismes de verrouillage nécessaires, ainsi que de formations pour les magistrats », fait remarquer Leila Rhiwi. Elle est consciente aussi qu’il faut « poursuivre une autre bataille, celle du changement des mentalités nécessaire à la concrétisation de cette réforme ». Autrement dit, beaucoup reste à faire. Et encore faudra-t-il penser à prévenir les 61 % de Marocaines analphabètes et les Berbères recluses dans les montagnes du Rif et de l’Atlas qu’elles sont devenues l’égale de l’homme.

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