Le loup dans la bergerie ?

Pour se sortir du guêpier irakien, les Américains appellent Ankara à la rescousse. Au risque d’embraser toute la région.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 8 minutes.

Les Mehmetçik (ou « p’tits Mehmet », les soldats turcs) vont-ils venir à la rescousse des Johnny’s (leurs alter ego américains) en Irak ? En suspens depuis le mois de juillet, la question a connu un semblant de réponse le 22 septembre, quand les États-Unis ont octroyé un prêt de 8,5 milliards de dollars à la Turquie, puis le 7 octobre, quand le Parlement d’Ankara a approuvé, par 358 voix contre 183, une motion autorisant l’armée turque à se déployer en Irak. Officiellement, l’intervention des uns n’est pas directement liée à la générosité des autres, du moins aux yeux des Turcs, pour qui les négociations ne font que commencer. Elles sont d’autant plus serrées que l’opération est périlleuse. Pendant la guerre, les responsables américains n’avaient eu de cesse de dissuader les Turcs d’intervenir en solo dans le nord de l’Irak pour régler leur compte aux rebelles kurdes du PKK (rebaptisé Kadek) et faire main basse sur les champs pétrolifères de Mossoul et de Kirkouk. Mais l’occupant se trouve aujourd’hui dans une position si difficile qu’il ne peut plus se permettre de faire la fine bouche, au risque de s’aliéner le soutien de ses « amis » kurdes, de compliquer une situation déjà mal engagée, voire d’embraser toute la région. Bref, pour se sortir de ce guêpier, Washington est prêt à faire entrer le loup turc dans la bergerie irakienne. Reste à savoir dans quelles conditions.

Où en sont les relations américano-turques ?

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Un il rivé sur les sondages Bush est en baisse), l’autre sur les dépenses (1 milliard de dollars par semaine) et sur les pertes humaines (une centaine de morts depuis la fin officielle de la guerre, le 1er mai), la Maison Blanche est désespérément en quête de soutiens. La « caution » musulmane de la Turquie devrait, espère-t-elle, convaincre des pays jusque-là réticents (Pakistan, Bangladesh) de se joindre à la coalition.
L’armée turque serait une recrue de choix : deuxième de l’OTAN par ses effectifs et apte à assurer un commandement autonome, elle dispose de forces spéciales qui ont fait leurs preuves contre les guérilleros du PKK et d’un service de renseignements très efficace, le
MIT, qui coopère avec le Mossad israélien une référence en la matière. Elle peut en outre dépêcher sur le terrain des officiers qui parlent l’arabe, le kurde et le persan.
Sa capacité à infiltrer le territoire irakien ne date pas d’hier. Depuis la fin de la première guerre du Golfe de 1991, ses commandos d’élite s’efforcent de débusquer les
rebelles du PKK réfugiés dans les montagnes du nord de l’Irak. Ils seraient entre deux mille et dix mille hommes actuellement.
Pour Ankara, le vote du 7 octobre permet de rétablir avec les États-Unis des relations au plus bas depuis le rejet, le 1er mars, d’une motion autorisant les soldats américains à se déployer dans le Sud-Est anatolien pour attaquer l’Irak. La Maison Blanche avait alors
retiré l’offre de 30 milliards de dollars qu’elle faisait miroiter à son allié. En juillet, à Souleymaniya (nord-est de l’Irak), des GI’s avaient capturé sans ménagement
une dizaine de soldats turcs soupçonnés de préparer un attentat contre le gouverneur kurde de la ville. Depuis, Washington a présenté des excuses et fait pression sur ses amis kurdes pour qu’ils enlèvent tous leurs drapeaux des rues de Mossoul et de Kirkouk.
Résultat : les Kurdes sont furieux, les Turcs pavoisent !

Pourquoi les Irakiens s’opposent à une intervention turque

Quatre cents ans d’occupation ottomane (jusqu’en 1918) ont laissé des traces. Les chiites irakiens, qui gardent un mauvais souvenir de l’ancien joug turc (et sunnite), réprouvent
aujourd’hui « l’athéisme » des soldats de la République kémaliste. Chez les Kurdes, le rejet est viscéral. Comme il fallait s’y attendre, ce sont leurs leaders (Jalal Talabani et Massoud Barzani en tête) qui ont réagi le plus vivement. Mais des sunnites (Adnan
Pachachi) ou des chiites laïques (Ahmed Chalabi, Iyad Alawi) ne se montent guère plus enthousiastes. Plusieurs membres du Conseil de gouvernement transitoire (CGT) ont d’abord annoncé que leur institution s’était prononcée « à l’unanimité » contre toute nouvelle présence étrangère entendez : turque sur leur sol. Mais sous la pression des
Américains, ils ont fait machine arrière. Aucune décision formelle n’a été prise, a concédé Alawi, l’actuel président du CGT, qui aurait, dit-on, reçu les « conseils amicaux » de Paul Bremer, l’administrateur civil américain. D’ailleurs qu’importe, puisque
ce dernier a pouvoir d’annuler toutes les décisions qui n’ont pas l’heur de plaire à Washington.
Mais plus que les gesticulations du CGT, ce sont les faits qui donnent à réfléchir. Le 5 octobre, vingt camionsciternes immatriculés en Turquie sont attaqués à Bayji, entre Mossoul et Bagdad. Trois conducteurs turcs auraient été tués. Plus grave, le 14 octobre, une voiture piégée explose devant l’ambassade de Turquie à Bagdad (bilan : un mort, le kamikaze, et six blessés).
Seuls les Turkmènes se réjouissent de l’arrivée des troupes d’Ankara. Considérée par ses compatriotes comme le « cheval de Troie » de la Turquie, cette minorité de souche turque qui revendique 3 millions de membres (ils seraient en réalité près d’un million, et chiites pour une bonne partie d’entre eux), se plaint de ne disposer que d’un seul siège
(sur vingt-cinq) au CGT et d’être exclue de sa présidence tournante. Là aussi, le risque de dérapage est réel : la politique de déportation des populations menée par Saddam
Hussein a attisé des haines ancestrales et, en l’absence de recensement récent, la composition ethnique de certaines villes fait l’objet d’âpres discussions entre Arabes, Kurdes et Turkmènes. Dans la région de Kirkouk, le 25 août, le contentieux entre les deux communautés a tourné à la bataille rangée, causant la mort de treize Turkmènes.
« Une intervention turque suscite, disons-le pudiquement, de vives réactions. Nous travaillons à lever les objections des Kurdes », a résumé, lucide, le secrétaire d’État américain Colin Powell.

À quelles conditions les Turcs sont prêts à aller en Irak

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La motion adoptée par les députés turcs donne au gouvernement toute latitude pour négocier avec les Américains les modalités pratiques du déploiement. Dix mille hommes,
voire davantage, pourraient être envoyés en Irak, soit au moins autant que les effectifs britanniques.
Si la question du commandement paraît réglée (il sera turc), la définition de la zone de déploiement continue de poser problème. L’état-major d’Ankara espérait prendre pied dans
le Nord afin de « liquider » les cinq mille combattants du PKK-Kadek. Mais le risque d’embrasement de la région est tel que les Américains leur ont proposé une autre zone, qui n’est pas de tout repos : le « triangle sunnite », au nord et à l’ouest de Bagdad. Là, précisément, où ils essuient de très lourdes pertes. Très réticents on les comprend ! , les Turcs s’escriment à obtenir des compensations. D’abord, couvrir au maximum, à l’intérieur de ce « triangle » maudit, les zones où la population turkmène est
présente (y compris Tikrit). Ensuite, établir dans le Kurdistan irakien un « corridor de sécurité » permettant le passage de leurs troupes et l’acheminement de leur matériel. L’idée d’un couloir traversant leur région, aussi étroit fût-il, révulse les Kurdes. Et encore : les Turcs ont promis de ne pas entrer dans les villes où les tensions sont le plus fortes (Mossoul, Kirkouk, Erbil, Souleymaniya).

Quels sont les desseins (avoués ou non) d’Ankara ?

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Pour Abdullah Gül, le ministre turc des Affaires étrangères, il est indispensable de « gagner le cur des Irakiens ». La mission est donc présentée sous un angle strictement
humanitaire ». Ce qui laisse rêveur, puisque ce sont des troupes très aguerries qui devraient être envoyées en Irak.
Il est vrai que, depuis le mois, d’août, les Turcs multiplient les enquêtes de terrain pour sonder l’état d’esprit de la population. Des projets de reconstruction de sites historiques et d’infrastructures sont à l’étude. Pour amadouer les « frères irakiens »,
on évoque la distribution de repas du soir pendant le ramadan ou l’organisation d’un concert d’Ibrahim Tatlises (une star d’origine kurde) dans le stade de Bagdad. Et les Turcs, de préciser qu’ils n’interviendraient que pour une durée limitée (l’autorisation
de leur Parlement n’est valable qu’un an) et de rappeler leur expérience en matière d’opérations de maintien de la paix, que ce soit en Afghanistan, en Somalie, au Kosovo ou en Bosnie, opposant volontiers le tact dont ils ont fait preuve à la balourdise américaine.
Car en s’impliquant en Irak, la Turquie espère asseoir son statut de puissance régionale et en imposer à l’Iran et à la Syrie, ses éternels rivaux et néanmoins complices dans la lutte contre l’indépendantisme kurde.
Mais ne nous y trompons pas : c’est avant tout l’évolution de ce dernier que la Turquie veut surveiller de près. L’alliance des Kurdes et des Américains pendant la guerre et leur
connivence qui se prolonge inquiètent Ankara qui ne redoute rien tant que la constitution d’un Irak fédéral : la perspective d’un Kurdistan de plus en plus autonome fait resurgir
le spectre d’une guerre civile dans le sud-est de la Turquie.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’Ankara demande des gages à Washington. Il a déjà obtenu l’inscription du Kadek sur la liste des organisations terroristes du département d’État, ce qui pourrait légitimer des opérations dans le nord de l’Irak. Un accord secret négocié lors de la visite à Ankara du coordinateur du centre antiterroriste au département d’État, Cofer Black, le 2 octobre, laisserait les mains libres aux Turcs pour neutraliser et rapatrier les chefs politiques du Kadek se trouvant dans le Kurdistan irakien. Mais ce ne sont que des suppositions : si Colin Powell a confirmé l’existence d’un « plan d’action commun », il s’est bien gardé d’en dévoiler les clauses.
Pour l’heure, le gouvernement et l’état-major turcs, qui pourtant ne s’apprécient guère, sont parvenus à la même conclusion : le meilleur moyen de contrôler l’évolution politique
de l’Irak et d’en finir avec l’irrédentisme kurde est l’intervention, fût-elle risquée. Reste à savoir si la Turquie pourra continuer à raisonner sur le long terme en cas d’attaques répétées d’un ennemi insaisissable, alors que son opinion est hostile à plus de 70 % à l’engagement de ses troupes. Nul doute, en tout cas, que les militaires n’hésiteront pas à s’attribuer le succès de l’opération ou à faire porter la responsabilité d’un échec au gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. À moins qu’ils ne décident de renoncer au dernier moment, faute d’engagements précis et écrits des
Américains : les Ottomans ont toujours été pragmatiques.

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