L’Afrique, triste eldorado

Emboîtant le pas à l’Asie, le continent devient une destination privilégiée pour des pédophiles qui y rencontrent encore peu de répression.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

« Aucun animal ne peut s’accoupler avec une femelle avant qu’elle n’atteigne la puberté ; avec le tourisme sexuel, nous apportons donc la preuve que nous sommes pires que les animaux », s’indignait Isselmou Ould Abdel Kader, ministre mauritanien du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme, lors d’une consultation régionale organisée début octobre à Dakar par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT). Des animaux qui s’attaquent à des proies faciles : le nombre d’enfants entre 8 ans et 18 ans sexuellement exploités dans le monde dépasserait les deux millions. Ces prédateurs vont de plus en plus chasser sur le continent africain, surtout parce qu’il s’agit d’une région encore sous-équipée sur le plan législatif et trop timide sur le plan répressif. Une situation également favorisée par la forte baisse, ces dernières années, des tarifs aériens : les spécialistes prévoient un doublement du nombre de touristes en quinze ans, soit un dépassement du cap des 1,56 milliard de voyageurs internationaux d’ici à 2020(1).
Ce n’est qu’en 1996, lors du Congrès mondial contre l’exploitation sexuelle commerciale des enfants tenu à Stockholm (Suède), que la communauté internationale a vraiment pris conscience de l’ampleur du phénomène. L’arsenal législatif mis en place par les Nations unies a suivi en 1999, avec notamment la fameuse Convention 182 de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernant l’interdiction des pires formes de travail des enfants. L’article 3 prohibe « l’utilisation, le recrutement ou l’offre d’un enfant à des fins de prostitution, de la production de matériel pornographique ou de spectacles pornographiques ». Auparavant, les pays africains pratiquaient plutôt la politique de l’autruche face à un phénomène associé essentiellement à l’Asie, y compris par les organisations non gouvernementales (ONG) intervenant dans le secteur. Pour preuve, le siège de l’association ECPAT (End Child Prostitution in Asian Tourism), une des plus actives en matière de campagnes de sensibilisation, est aujourd’hui encore basé à Bangkok, sans aucune représentation en Afrique. De plus, les vagues de répression étatique dans les pays traditionnellement récepteurs de touristes sexuels, comme la Thaïlande, le Cambodge ou le Vietnam, ne se développent qu’à la fin des années 1990 et prennent tout le monde de cours sauf… les clients pédophiles qui se rabattent très spontanément sur le continent africain.
Des experts cambodgiens analysaient par exemple récemment le contexte du Sénégal pour y trouver des similitudes troublantes avec la situation de leur pays il y a dix ans ! Un territoire « vierge », avec ses vides juridiques, le très faible contrôle de ses opérateurs humanitaires, une relative atmosphère d’impunité et une mythologie encore bien entretenue par la communauté pédophile mondiale d’une sexualité africaine plus ouverte. Des critères auxquels il faudrait ajouter la réticence des acteurs du secteur touristique à reconnaître le phénomène, craignant pour le ternissement de leur image et mettant en avant leur manque cruel d’outils pour identifier les clients déviants potentiels.
Même s’il reste difficile de déterminer avec précision le profil type du touriste sexuel, on en sait aujourd’hui un peu plus grâce aux statistiques effectuées sur la base de cas réels recensés par les polices du monde entier. Une des études les plus poussées réalisées par le bureau ECPAT Italie le démontre, ce client très spécial n’a pas directement accès à des enfants dans son environnement proche et cherche à satisfaire sa libido en voulant jouir d’un maximum de liberté, en payant le moins cher possible, et en pleine conscience de l’illégalité de sa pratique, tout en demeurant persuadé de ne jamais faire l’objet de poursuites. Un de ses principaux objectifs consiste à se faire accepter dans un groupe de pairs : il est ainsi encouragé à continuer et se garantit la fourniture de nouvelles adresses par le biais des news group et des chats sur Internet. Les touristes sexuels sont composés à 90 % d’hommes et à 25 % d’homosexuels, soit plus que dans la population générale, et quand il s’agit d’une femme, elle est en général plus âgée que la moyenne des hommes. Ces derniers ont entre 20 ans et 40 ans. Une surprise, car les idées reçues concernant ces délinquants restent tenaces, comme le rappelle Marco Scarpati, professeur de droit de la famille à l’Université de Parme (Italie) : « Nous voudrions qu’il soit riche, vieux et moche, mais c’est loin d’être le cas. Pis, le touriste sexuel ressemble à monsieur Tout-le-Monde. » Au Cambodge, une étude de l’Unicef a même montré que seuls 5 % d’entre eux avaient plus de 50 ans. En outre, beaucoup, soit environ 40 %, ont subi des violences sexuelles dans leur jeunesse. De retour dans son pays d’origine, en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord, en Australie ou dans les États du Golfe, ce voyageur du sexe a tendance à compiler les photos ou les films qu’il a réalisés pour les diffuser sur le Net. Cette connexion aux sites spécialisés restant surtout le cas des 20 % à 25 % de vrais pédophiles comptabilisés sur l’ensemble des touristes sexuels, les autres s’apparentant plus à des clients occasionnels.
Principaux pays cibles de ces criminels, la Gambie, le Ghana, le Sénégal, le Togo, le Cap-Vert, l’Île Maurice, l’Afrique du Sud et l’Éthiopie commencent seulement à tenter de s’en prémunir. Aujourd’hui, seuls cinq États d’Afrique (Sénégal, Afrique du Sud, Angola, Maurice et Togo) ont adopté un plan national d’action contre ce fléau. Les États essaient d’affiner leurs législations en introduisant dans le droit des notions, quasi inexistantes jusque-là, comme le trafic d’enfants, la pornographie et même Internet, en limitant l’adoption internationale, qui cache parfois des abus sexuels caractérisés, et surtout en faisant pression sur leurs magistrats, souvent réticents à appliquer le code pénal : depuis quatre ans, il y a eu par exemple plusieurs condamnations de pédophiles au Sénégal à des peines allant de deux à dix ans de prison ferme. Mais, en règle générale, il est encore assez rare de pouvoir les piéger localement. Lorsque cela arrive, on leur inflige souvent une simple amende ; et si une incarcération s’ensuit, la remise en liberté s’effectue avec un bon dessous-de-table.
L’avenir de la lutte se situe plutôt du côté des lois extraterritoriales adoptées par de nombreux pays à la fin des années 1990 et permettant aux pays occidentaux de poursuivre leurs nationaux pour des faits commis hors de leur territoire(2). Une exception juridique mondiale partagée uniquement avec les faits de terrorisme.
Les ONG, elles, mettent en place des numéros de téléphone gratuits et des observatoires des pratiques pédophiles à l’échelle des communes, mais elles se heurtent à un tabou du sexe toujours très fort parmi les populations locales. Du côté des professionnels du tourisme, l’époque où les hôteliers fournissaient aux clients exigeants une liste de filles de moins de 16 ans par catégorie de « prestations » semble de plus en plus révolue. On évoque plutôt aujourd’hui des codes de conduite certifiés pour les tour-opérateurs, et des formations de personnels incluant la possibilité de dénoncer les pratiques illicites sur un mode simple : « Le client n’a pas toujours raison. » On peut s’inspirer ici des actions ayant fait leurs preuves au niveau national à Maurice et au Costa Rica, ou plus précisément en matière de formation de chauffeurs de taxi à Recife au Brésil.
Dans ce domaine, et même s’il a sa part de responsabilité, il paraît essentiel de ne pas se tromper d’ennemi en criminalisant trop vite le milieu touristique officiel : les politiques de lutte contre l’exploitation sexuelle doivent se concentrer sur l’offre informelle. Avec d’un côté, à l’échelle locale, les maisons à louer, les résidences privées, les petits hôtels des bas quartiers… Et à l’échelle mondiale, avec les opérations d’infiltrations policières des réseaux pédophiles sur Internet. Il faut bien comprendre qu’un pédophile n’existe qu’à travers sa production visuelle. « Pour faire partie de cette communauté, il faut sans cesse procurer du nouveau matériel sur le réseau, c’est à la fois un droit d’entrée et un droit de rester reconnu entre pairs », explique Yves Rolland, officier de renseignement criminel à Interpol. Autrement dit, tout bon pédophile attaché à cette philosophie de l’inédit doit donner à voir de nouveaux enfants, si possible de plus en plus jeunes, photographiés dans des situations toujours plus violentes. Les pays scandinaves et l’Allemagne remportant même la palme du sordide en produisant des clichés avec des nourrissons !
Pour aider les polices nationales à perfectionner leur stratégie d’entrisme sur les sites spécialisés, à remonter les réseaux et à en démanteler certains, Interpol a mis au point, depuis le début 2000, une banque de données visuelles unique au monde avec une collection de 250 000 photos différentes correspondant à 20 000 enfants victimes, dont 250 ont été identifiés. À ce jour, « seules » 5 % des images sur le Net présentent des enfants africains, mais les spécialistes s’attendent malheureusement à les voir débarquer en nombre.

1. Chiffres OMT.
2. Principaux pays ayant adoptés des lois extraterritoriales : France, autres membres de l’UE, Japon, Suisse, Nouvelle-Zélande, États-Unis, Canada.

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