Je t’aime, moi non plus…

Pour le Bénin, les liens commerciaux avec le puissant voisin sont vitaux. Une dépendance confirmée par la crise survenue entre les deux pays en août.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 4 minutes.

Le 9 août dernier, le Bénin s’est réveillé groggy en apprenant que son grand voisin de l’Est, le Nigeria, avait décidé unilatéralement de fermer la frontière, longue de 773 kilomètres, qui les sépare. Raison invoquée : malgré les protestations répétées des officiels nigérians, Cotonou n’aurait pas pris les mesures adéquates pour lutter contre la forte criminalité transfrontalière, à savoir « des attaques à main armée, de la contrebande ou la traite d’êtres humains ». Le président nigérian Olusegun Obasanjo s’est particulièrement ému de la remise en liberté par la justice béninoise du chef présumé d’un réseau de voleurs de voitures et de la tranquillité dont celui-ci aurait joui dans la capitale économique du Bénin.
Cinq jours plus tard, Mathieu Kérékou rend visite à son homologue nigérian à Badagry, ville située à une quinzaine de kilomètres de la frontière, pour désamorcer la crise. Il s’engage à renforcer les mesures de sécurité, à lutter contre la contrebande – notamment celle des produits pétroliers -, à arrêter et extrader les criminels qui se réfugient sur son sol après avoir commis leur forfait au Nigeria. La frontière est rouverte le 16 août.
Mais l’économie béninoise, notamment sa composante informelle, a frisé l’apoplexie. Pendant une semaine, l’essence importée illégalement du Nigeria et vendue à bon prix dans la rue (entre 200 et 250 F CFA le litre, contre 305 F CFA à la pompe) a disparu, ainsi que nombre des produits manufacturés (bols en plastique, en émail, bibelots…) qui inondent en temps normal le marché international de Dantokpa, à Cotonou, et alimentent le business des vendeurs ambulants. Selon Bio Goura Soulé, agro-économiste au Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (Lares), un centre de recherche spécialisé sur les échanges transfrontaliers, « 30 % à 35 % des produits proposés sur les étals béninois viennent du Nigeria ; le Bénin est dans la position d’un enfant qui tète la mamelle nigériane ».
L’escarmouche de ce mois d’août ne remet pas pour autant en question la vieille complicité commerciale entre ces deux membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). La différence de langue officielle – le français pour le Bénin et l’anglais au Nigeria – n’a jamais été un obstacle aux échanges. Des deux côtés de la frontière se trouvent des peuples aux références culturelles et linguistiques proches. Qu’ils soient originaires des États d’Ogun ou d’Oyo, au sein de la fédération nigériane, ou des régions de Sakété, Pobè ou Kétou au Bénin, les Yoroubas partagent le même langage et ont le même sens des affaires. Les Ibos nigérians, rois de l’importation et du commerce des fripes, n’ont pas davantage de mal à se faire comprendre au marché de Missèbo, au coeur de Cotonou. Le « Broken English », affranchi des règles strictes de la langue de Shakespeare, est accessible à tout le monde, avec un peu de bonne volonté.
« On peut distinguer trois grandes périodes dans l’histoire récente des relations commerciales entre ces deux pays, explique Bio Goura Soulé. Dans les années 1970, au lendemain de la guerre du Biafra, le Nigeria a favorisé le commerce de transit chez son voisin. Près de 80 % des produits qui arrivaient au port de Cotonou étaient destinés au Nigeria. Celui-ci avait même aidé le gouvernement béninois à développer les infrastructures portuaires. » Le commerce est alors parfaitement légal. Au début des années 1980, les revenus pétroliers chutent au Nigeria et les autorités prennent des mesures restrictives pour limiter les importations, en instaurant des droits de douane prohibitifs et en interdisant certains produits. C’est à ce moment que le commerce de ré-exportation se développe au Bénin : les produits arrivent légalement à Cotonou et passent ensuite la frontière en fraude. « C’est aussi à cette période que le trafic de produits pétroliers entre les deux pays explose, à cause de la faiblesse du naira par rapport au franc CFA et des subventions étatiques qui font baisser le prix de l’essence nigériane, poursuit Soulé. En 1994, Abuja amorce la libéralisation de son commerce extérieur et diminue les droits de douane sur le riz, le blé et d’autres produits. Mais la contrebande à partir du Bénin continue et concerne maintenant les tissus, les fripes et les voitures d’occasion. »
Cet environnement marqué par l’illégalité et alimenté par la corruption généralisée des services de police et de douane, de part et d’autre de la frontière, attire aussi les réseaux mafieux versés dans le trafic d’armes, de drogue, de voitures de luxe volées, etc. Ce qui est d’autant moins surprenant que le Nigeria n’est pas une référence en matière de sécurité. Les éditorialistes béninois n’ont pas manqué de le rappeler au plus fort de la crise du mois d’août, estimant que « le Nigeria n’avait de leçon de morale à donner à personne ». Le coup de sang d’Olusegun Obasanjo et des officiels nigérians, qui s’accommodaient jusque-là très bien des différents trafics frontaliers, a cependant relancé le débat sur l’avenir des relations commerciales informelles entre les deux États. Et suscité l’inquiétude des autorités de Cotonou, conscientes de l’importance du commerce de réexportation pour leur économie… et pour la paix sociale.
Passer de l’« État-entrepôt » spécialisé dans l’informel à une véritable économie de services tournée vers l’immense marché nigérian est sans doute ce qui pourrait arriver de mieux au Bénin, qui se verrait bien en « Singapour ouest-africain ». En attendant de se hisser aux niveaux d’organisation, d’efficacité et de transparence qu’exige une telle ambition, le fayawo – terme convenu pour désigner la contrebande, littéralement « ramper pour passer inaperçu », en yorouba – a de beaux jours devant lui.

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