Grand-messe à Francfort

La 55e Foire internationale du livre de Francfort-sur-le-Main a eu lieu du 8 au 13 octobre. Voyage au coeur du monde de l’édition.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

Francfort-sur-le-Main, Land de la Hesse, Allemagne. Six cent cinquante mille habitants, première place boursière et banquière du pays, des immeubles modernes à faire pâlir d’envie certaines villes américaines. Mais la cité est aussi connue pour sa Foire internationale du livre, dont la 55e édition se tenait cette année du 8 au 13 octobre. Grand-messe de l’édition, la Buchmesse est un rendez-vous incontournable pour l’ensemble des professionnels concernés : éditeurs, agents, écrivains. Pour le visiteur candide, le premier mot qui vient à l’esprit est : gigantisme.
Le site où se déroule la Foire est une ville dans la ville. À l’entrée principale, plus d’une trentaine de guichets garantissent une arrivée fluide des visiteurs. Après, plan à la main, il faut se retrouver dans l’immense labyrinthe. D’escaliers roulants en interminables couloirs, d’étages en stands, les déplacements demandent beaucoup d’énergie… et de bonnes chaussures. À moins d’opter pour l’un des bus électriques qui circulent dans les allées et autour de la place centrale. Laquelle accueille un marché, plusieurs cafés et restaurants, des stands publicitaires et une scène de concert. Dans les six bâtiments de la foire, qui pour certains offrent quatre étages d’exposition, l’ensemble du monde est représenté, depuis les grands éditeurs américains jusqu’à l’Apnet (African Publishers Network, basé à Abidjan), par spécialité (éditeurs étrangers, allemands, bande dessinée, tourisme, religion, etc.). Pour tout éditeur qui se respecte, être présent à Francfort est une obligation. Le stand est une vitrine commerciale, chère – il faut payer l’emplacement, le logement dans les hôtels, le transport des livres -, mais indispensable.
Heureusement, l’organisation est à la hauteur de l’événement : panneaux indicateurs bilingues, guichets d’information, plans en libre accès sont là pour faciliter la visite. Difficile de prendre à défaut l’administration de l’événement. Toilettes, équipements pour handicapés, supermarché, kiosques, poste de premiers secours, jonction avec le métro, tout est prévu pour que chacun s’y retrouve.
Et cela est essentiel : avec 288 887 visiteurs, 6 500 exposants, 500 agents littéraires, 12 000 journalistes, 1 000 écrivains et 336 000 ouvrages, la foire s’apparente à une jungle. Et de fait, c’est un monde assez sauvage où l’écrivain n’a guère sa place et où se déroulent surtout des négociations marathon portant sur les droits de traduction des livres. Friands de chiffres « à plusieurs zéros », les médias mettent en avant les contrats spectaculaires qui se signent sur place. Ainsi, la grande affaire de la cuvée 2003 aura été l’achat par les éditions Robert Laffont de l’autobiographie du cinéaste Woody Allen, pour un prix dépassant les 650 000 dollars. Ou encore, le « record » de la directrice des droits étrangers de Gallimard, Anne-Solange Noble, qui a vendu à l’éditeur américain Knopf le nouveau roman de l’écrivain chinois Dai Sijie, Le Complexe de Di, pour 225 000 dollars. Mais ce genre de contrat est aujourd’hui exceptionnel : même si l’émulation de la Foire est mise à profit, en particulier par les agents anglo-saxons, pour faire monter les prix, il s’agit plutôt d’échanger, de s’informer et de se tenir au courant des évolutions du marché.
Le visiteur attentif pourra souvent remarquer, dans les stands des éditeurs, deux personnes attablées face à face, verre d’eau, carnet de notes et documents sous la main, où l’un parle beaucoup tandis que l’autre écoute. Comme l’explique Jean Mattern, responsable des droits étrangers chez Gallimard, « J’ai quinze à seize rendez-vous par jour, à raison d’un toutes les trente minutes. Il s’agit de se renseigner sur les livres qui peuvent intéresser la maison d’édition, de se les faire envoyer ou de revenir sur des refus. » Mais les négociations et les prises de contact ne se cantonnent pas au cadre bourdonnant de la Foire : « Le soir, c’est plus informel, tout le monde se retrouve dans des hôtels, en particulier le Frankfurterhof, pour discuter de ce que l’on a entendu, vu ou découvert, de manière plus festive. » Cocktails, repas et soirées s’enchaînent à un rythme débridé et peuvent surprendre ceux qui viennent pour la première fois. Selma Hellal, des éditions algériennes Barzakh, confie ainsi avoir été « tétanisée », « prise de vertige » et « déprimée » par ce rendez-vous dont elle n’avait pas vraiment pris la mesure. « Je me suis posé la question du sens de ce que je défends en arrivant dans cette ruche. Mais c’est une stimulation supplémentaire qui donne envie de se battre en se frottant à une diversité énorme. C’est vertigineux, mais très bien organisé, et cela permet de passer un cap psychologique. Je suis aujourd’hui au pied du mur : soit vous êtes professionnel, soit vous ne comptez pas. C’est un électrochoc. » Sage attention, les organisateurs ont invité, avec l’aide du ministère des Affaires étrangères allemand, des éditeurs d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est – dont les moyens sont réduits – à participer gratuitement à la Foire.
Pour Samuel Matsangaise, directeur exécutif de la Zimbabwe International Book Fair (ZIBF), qui a accueilli, en 2003, 185 exposants de 26 pays, « c’est un endroit important pour rencontrer les gens qui comptent dans l’industrie du livre, les exposants que l’on pourrait inviter et les partenaires potentiels comme les Associations d’études africaines aux États-Unis. Cela nous permet d’apprendre de notre « grand frère » comment organiser et améliorer notre propre Foire du livre. » Même discours sur le stand de la Foire internationale du Nigeria. Mais malgré la bonne volonté affichée, l’édition africaine reste le parent pauvre de la manifestation. L’Afrique était bel et bien à l’honneur avec le prix Nobel du Sud-Africain John Michael Coetzee, mais les éditeurs occidentaux n’ont guère de contacts avec leurs homologues du continent. Pour Jean Mattern, « le poids de la langue est très fort. Les auteurs africains francophones cherchent à se faire publier à Paris, les anglophones à Londres, de manière individuelle. Nous avons peu de rendez-vous avec les éditeurs africains. » Ce qui n’est pas le cas des éditeurs russes, massivement présents cette année puisque la Russie était l’invitée d’honneur de la Foire. Avec une centaine d’écrivains et de maisons d’éditions présentes (sur les 6 128 que compte le territoire !), le pays de Boulgakov, Nabokov et Dostoïevski témoignait de la vivacité de sa production, avec les déjà célèbres Andreï Kourkov, Viktor Pelevine ou Vladimir Sorokine, mais aussi avec des nouveaux venus, comme Irina Denezkina. Ou encore Vladimir Kaminer, qui raconte dans la langue de Goethe les mésaventures d’un Russe découvrant l’Allemagne (Russian Disco, 700 000 exemplaires) et qui a profité de la foire pour lire des extraits de son livre et… animer une soirée devant des centaines de fans ! Car la Buchmesse n’est pas un lieu où l’on s’ennuie. Le légendaire boxeur Mohamed Ali y est venu dédicacer le livre que Benedikt Taschen publie sur sa vie. Le Brésilien Paulo Coelho, en bon gourou des lettres, a signé les 56 éditions de son Alchimiste. Le Prix Nobel de littérature 1999 Günter Grass a lu sa poésie avec un accompagnement musical. La critique américaine Susan Sontag a reçu le 54e prix de la Paix des libraires allemands, en déplorant publiquement l’antagonisme entre l’Europe et les États-Unis, ainsi que l’absence délibérée de l’ambassadeur américain lors de la remise du prix. De même, l’écrivain zimbabwéen Chenjerai Hove, en exil à Rambouillet (France), a profité de la tribune qui lui était offerte pour fustiger le président de son pays : « Sur ton chemin vers la maison du pouvoir, tu as laissé des empreintes de sang / Sur ton chemin vers la maison du pouvoir, tu as laissé des orphelins et des veuves / Des cicatrices et des tombes anonymes / Tu as blessé même les arbres et les papillons de notre espoir. » Des mots qu’il n’aurait peut-être pas pu prononcer à la Foire internationale du livre du Zimbabwe.

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