Faut-il juger Taylor ?

Chef de guerre devenu président en juillet 1997, il a mis son pays à feu et à sang avant d’être contraint de s’exiler au Nigeria en août dernier. Au nom de l’indispensable réconciliation nationale, certains voudraient aujourd’hui passer l’éponge sur ses c

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

Charles Mac Arthur Taylor est donc toujours aux commandes de son pays ! L’ancien président libérien vit certes en exil depuis le 12 août, à Calabar, cité balnéaire située dans l’extrême sud-est du Nigeria, entouré d’une quarantaine de membres de sa famille et d’une armada de domestiques, de cuisiniers et de gardes du corps. Mais, grâce à son cellulaire et, dit-on, par le truchement d’un téléphone satellitaire Thuraya, il continue d’abreuver de conseils ses anciens collaborateurs restés à Monrovia, de donner son avis sur tout, bref, d’interférer dans le débat politique, faisant courir un risque sérieux au processus de paix dans un pays qu’il a largement contribué à plonger dans la misère. « Bien qu’il ait quitté le Liberia, beaucoup s’accordent à dire qu’il continue à y semer le trouble, confirme un diplomate américain. Le moment est venu de l’assigner à résidence, de l’empêcher de recevoir des visiteurs ou d’avoir accès à des moyens de communication, et de le faire surveiller par des gardes incorruptibles. »
À Calabar (prononcez « kal’ubar »), Taylor et ses proches habitent dans un pavillon couleur crème perché sur une colline, avec une vue imprenable sur une petite rivière et une forêt de palétuviers, le personnel de service logeant dans des dépendances. À en croire les journaux, l’entretien d’une telle tribu coûterait aux contribuables nigérians la bagatelle de 30 000 dollars par jour. Lorsqu’il consent à raccrocher son téléphone, l’ancien maître du Liberia fait causette avec son hôte obligé, le gouverneur de l’État de Cross River, sinon il s’installe tranquillement devant son téléviseur, joue parfois au tennis. Pour un homme inculpé par la justice internationale de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, Taylor s’en sort plutôt bien !
Taylor, qui a semé la désolation dans son pays et pillé les richesses nationales, d’abord en tant que chef de guerre, puis, à compter de juillet 1997, comme président (mal) élu, est, en effet, inculpé, depuis mars 2003, par le Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone pour avoir, au cours des dix dernières années, activement soutenu et armé le Front révolutionnaire uni, le RUF, responsable de meurtres systématiques, d’actes de torture, de viols, d’amputations de membres, d’enlèvements et d’enrôlement forcé dans ses rangs de civils, parmi lesquels figuraient de nombreux enfants.
Pour justifier l’asile accordé à Taylor, le président nigérian Olusegun Obasanjo a parlé – la formule ne manque pas de sel – de « geste humanitaire » visant à assurer une transition politique pacifique et à ramener la paix au Liberia. Cet argument vieux comme le monde pose une nouvelle fois le débat provoqué, il y a cinq ans, par les péripéties judiciaires de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, à Londres, puis à Santiago, et, plus récemment, par la mise en accusation par ses victimes de l’ancien président tchadien Hissein Habré, renversé en décembre 1990 et qui vit, depuis lors, au Sénégal.
Peut-on passer l’éponge sur des crimes politiques au nom d’une « nécessaire » réconciliation nationale, de la paix civile à préserver ou de la Realpolitik ? Doit-on accorder le pardon à des assassins et à des tortionnaires, alors même – c’est le cas de Taylor – qu’ils ne se sont pas repentis ? « Si l’on veut que certains chefs d’État ne s’accrochent pas indéfiniment au pouvoir, il faut savoir fermer les yeux sur certaines choses », nous répétait encore, il y a peu, un président africain, qui, après avoir eu l’intelligence de raccrocher, a retrouvé son fauteuil par la voie des urnes. L’opposant guinéen Alpha Condé, ancien pensionnaire des prisons de Conakry, n’est pas loin de partager cette opinion : « On ne peut ériger l’impunité en règle absolue, mais à situation extraordinaire, solution extraordinaire ! Je peux donc comprendre qu’on accorde l’amnistie à certains dirigeants pour les rassurer et faciliter leur départ à la retraite. »
À oublier, donc, les crimes crapuleux de Taylor, la brutalité de ses séides, le sadisme des « charcutiers » et autres « khmers noirs » du RUF en Sierra Leone ? La thèse du pardon repose, de fait, sur un compromis scandaleux et un chantage inadmissible. On passe par pertes et profits les années sombres, les supplices infligés aux gosses, les femmes enceintes éventrées (pour trancher un pari idiot sur le sexe de l’enfant à naître), le commerce illicite de diamant, on envoie le dictateur en villégiature, on lui octroie, au besoin, une bonne retraite, une villa, des véhicules de fonction, du personnel de service et, pourquoi pas, on érige une stèle en son honneur, histoire de rappeler les bons et loyaux services qu’il a rendus à la nation. En contrepartie, l’intéressé se tient à carreau.
« Il y a des moments où l’on nous dit que la justice doit être mise de côté dans l’intérêt de la paix, souligne-t-on à Amnesty International au sujet de l’asile offert par le Nigeria à Taylor. Il est vrai que la justice ne peut être dispensée que dans une société pacifiée, mais nous sommes arrivés à la conclusion que l’inverse est également vrai : il ne saurait y avoir de paix durable sans justice. » Autant dire que l’impunité fait fi du drame des victimes et de leurs ayants droit, elle perpétue les crimes, affaiblit les institutions des États et ternit la crédibilité de la communauté internationale. Surtout, elle renforce chez les dictateurs et leurs clones le sentiment qu’ils échapperont de toute façon à la justice.
Responsables de leurs actes, les exécuteurs des basses oeuvres, les seconds couteaux de la barbarie, mais aussi et surtout leurs commanditaires, ces criminels en col blanc, doivent donc rendre des comptes, quitte à se faire pardonner après. Lorsque la responsabilité des uns et des autres aura été clairement établie, les coupables identifiés, la justice rendue. Car, dans la confusion des genres qui caractérise aujourd’hui la vie politique internationale, on éprouve du mal à discerner le bourreau de sa proie, le salaud (au sens sartrien, autrement dit celui qui est entièrement conscient de ce qu’il fait, mais le fait quand même) de la victime. « L’Histoire a établi qu’il ne peut y avoir de véritable réconciliation nationale en l’absence d’une volonté réelle de réparer les dommages subis par les citoyens de la part des autorités, peut-on lire dans un document de l’Organisation nationale des droits de l’homme du Sénégal [ONDH]. Cette réparation, qui n’est pas forcément matérielle, doit commencer par l’établissement des faits et de la vérité, et le jugement des coupables. »
Dans ces conditions, il faut se féliciter du courage de ceux qui, militants des droits de l’homme, journalistes, juges, avocats, victimes et citoyens lambda, réclament le jugement de Charles Mac Arthur Taylor devant un tribunal international ou une juridiction nigériane, refusant obstinément de confondre amnésie et amnistie, immunité et impunité. Parce qu’il n’y a pas d’autre antidote au crime, à la dictature et au déni de droit. À moins qu’un malin esprit n’en apporte la preuve contraire…

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