Entre deux bouffées de narguilé…

Le projet américain de sanctions n’émeut pas la population outre mesure, ne surprend guère le pouvoir, mais inquiète les opposants. Reportage.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

« Anoun Mouhassabet Souriyeh. » Cette formule – traduction littérale, accent syrien en sus, du Syria Accountability Act, projet de sanctions diplomatiques et commerciales contre Damas, en voie d’adoption par le Congrès américain – a fait son entrée dans le langage quotidien syrien.
On en parle dans les cafés de la médina de Souk Hamadiyeh entre deux bouffées de narguilé, dans les restaurants de Bab Touma (porte de Thomas) ou dans les échoppes de Yarmouk, une immense township où résident les familles des soldats des Brigades de défense de la révolution, une milice jadis aux ordres de Rifaat el-Assad, frère du « Guide éternel » Hafez, et aujourd’hui en disgrâce. On en parle, certes, mais le projet américain ne soulève aucune crainte particulière. « Ce concept de comptabilité est assez étrange, relève Abou Mohamed, chauffeur de taxi originaire de Kuneitra, ville martyre de la bataille du Golan en 1973. On a l’impression que le président Bush, s’agissant de la Syrie, troque son uniforme de gendarme du monde contre un austère costume de percepteur d’impôts. »
Le ton général est à la dérision. Sanctions commerciales ? Ici, il n’y a ni McDonald’s ni Coca-Cola, et si les jeunes Damascènes s’habillent de plus en plus à la mode du Bronx, jeans et sweat-shirts viennent du Sud-Est asiatique. L’investissement américain est nul, hormis dans le secteur des hydrocarbures, où deux petites compagnies pétrolières, Golf Sunders et Option Energy, se sont engagées, en mai, dans des contrats d’exploration. Selon Souheil, étudiant à l’université de Damas, « le Syria Accountability Act ne nous empêchera pas de suivre les performances du Shaq [Shaquille O’Neil, pivot des Los Angeles Lakers, un club de basket-ball, NDLR] et des autres stars de la NBA ». Grâce aux télévisions satellites, le championnat américain de basket est suivi avec attention par les jeunes Syriens.
Sanctions diplomatiques ? Elles existent de fait depuis plusieurs mois. L’ambassadeur des États-Unis en Syrie, Theodore Kattouf, a quitté Damas à la mi-juillet. Très vite imité par son homologue syrien à Washington. Les chancelleries occidentales et arabes relèvent que la réduction du niveau de représentation est une réalité de part et d’autre depuis la chute du régime irakien.
L’adoption du Syria Accountability Act ne semble pas non plus émouvoir outre mesure les autorités de Damas. « Il ne s’agit que de l’habillage juridique d’une réalité politique, explique un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. Cela dit, le dialogue avec Washington n’a jamais été interrompu et ne le sera pas après l’adoption de cette loi. Et s’il l’est, ce ne sera pas de notre fait. » Quant à l’opposition, beaucoup plus discrète depuis le raidissement du régime en septembre 2001, elle ne cache pas son inquiétude. Ainsi d’Ahmed Halwani, universitaire et ancien journaliste : « L’expérience nous a montré que l’embargo renforce les régimes en place. Castro est toujours maître de La Havane, et la chute de Saddam Hussein n’est due qu’à une intervention musclée américano- britannique. »
La dérision populaire procède sans doute du flegme proverbial des Levantins et de leur art consommé de dédramatiser. L’inquiétude de l’opposition est bien compréhensible quand on songe à l’inefficacité des politiques d’isolement contre les régimes que l’on souhaite renverser. Quant à la flexibilité des autorités syriennes, au premier rang desquelles le président Bachar el-Assad, elle tient, d’une part, au legs de son « Bismarck arabe » de père, et, d’autre part, à la position de la « vieille Europe », partenaire économique bien plus important que les États-Unis, qui a renouvelé son opposition à toute idée de sanctions à l’encontre de la Syrie et qui s’apprête, avant la fin de l’année dit-on, à signer un accord d’association avec Damas.
Dans l’une de ses rares interviews, Bachar place le projet de loi en discussion sur un champ de manoeuvre américano-américain : « Il y a, dit-il en substance à un journaliste d’Al Hayat, quotidien saoudien paraissant à Londres, une confrontation entre le Congrès, où agit au grand jour le lobby pro-israélien, et l’administration, qui se voit imposer une politique, et, au sein de cette même administration, entre faucons et colombes. » Pourquoi cet affrontement est-il en train de tourner à l’avantage des groupes de pression antisyriens ?
Le Syria Accountability Act ne date pas du règne de George W. Bush. L’idée est née en décembre 1999, quand la délégation syrienne rompt les pourparlers engagés avec Israël sous le parrainage du président Bill Clinton. Pierre d’achoppement : le tracé des frontières. Pour Damas, Tsahal doit se retirer sur ses positions du 4 juin 1967. « Pas question ! » réplique le gouvernement d’Ehoud Barak, qui évoque le tracé défini le 23 juillet 1923 par les puissances mandataires en Syrie et en Palestine, respectivement la France et le Royaume-Uni, qui accordaient des garanties en matière de ressources en eau pour le projet sioniste. Le refus syrien fut perçu comme de la mauvaise volonté et offrit aux groupes de pression pro-israéliens un prétexte pour élaborer le projet de sanctions, devenu depuis le Syria Accountability Act. Si ce texte a mis si longtemps à être inscrit sur les tablettes du Congrès, c’est pour trois raisons. Premièrement, l’administration américaine n’a jamais perdu l’espoir de ramener Damas à la table des négociations avec Tel-Aviv. Un accord de paix serait déterminant pour l’allié israélien, la Syrie étant le seul pays arabe à constituer une menace sérieuse pour l’État hébreu. Deuxièmement, Washington avait placé jusque-là le cas irakien en tête de ses préoccupations. Troisièmement, l’équipe de George W. Bush n’a pas su – ou pu – accorder ses violons. Quand le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld affirme que si le Baas a été éliminé à Bagdad, il sévit encore à Damas, Colin Powell réplique que les situations sont différentes et qu’elles requièrent des traitements différents.
Washington reproche à la Syrie pêle-mêle d’accueillir d’anciens dignitaires irakiens, d’abriter des armes de destruction massive irakiennes, d’avoir « trempé » dans les trafics de la progéniture de Saddam et, surtout, de soutenir le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. La position syrienne à la veille de l’offensive américano-britannique en Irak a également excédé Washington. Le secrétaire d’État Colin Powell est venu à Damas quelques jours après la proclamation officielle de la fin de la guerre. Reçu au Palais de la Rawda par Bachar, il lui aurait transmis les injonctions (« des doléances » corrigent des officiels syriens) de la Maison Blanche : arrêt immédiat du soutien aux islamistes. Comme à son habitude, le régime syrien argue de sa bonne foi, rappelle qu’il a été confronté le premier au problème du terrorisme islamiste au début des années 1980, met en avant son apport dans la lutte antiterroriste depuis le 11 septembre (les Américains le reconnaissent volontiers) et se dit disposé à un dialogue permanent avec Washington. Les chancelleries occidentales en conviennent : « Damas a fait des efforts pour éviter la confrontation directe avec les Américains, affirme un diplomate, les bureaux du Hamas et du Djihad islamique ont été fermés depuis la visite de Colin Powell. Mahmoud Nezzal, membre du bureau politique du Hamas, a été prié d’aller prêcher ailleurs, c’est-à-dire à Beyrouth. Quant au Hezbollah, il reste, selon le gouvernement syrien, un parti politique libanais présent dans les institutions, et sa branche militaire, une organisation de résistance. » Les efforts de Damas semblent insuffisants aux yeux des Américains qui exigent une démarcation politique plus nette avec le Hamas, le Hezbollah et le Djihad islamique, autant de mouvements figurant sur la liste des organisations terroristes établie par le département d’État.
En attendant, à Souk Hamadiyeh, entre deux bouffées de narguilé, « Anoun Mouhassabet Souriyeh » est toujours un objet de dérision.

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