Alain Juppé sur le gril

Dans l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris, l’ancien Premier ministre risque une condamnation qui l’exclurait durablement du jeu politique.

Publié le 21 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

Constat lucide ? Ou hommage grinçant ? Soudain, la présidente du tribunal qualifie Louise-Yvonne Casetta, surnommée « la banquière du RPR », de « bon petit soldat » : l’accusée vient de déclarer qu’elle n’était qu’une exécutante. Dans le prétoire, personne ne dit mot. C’est que cette remarque n’est qu’un des épisodes de l’étonnant procès qui se déroule en ce mois d’octobre 2003 au tribunal correctionnel de Nanterre, une banlieue de Paris. Un procès à rebondissements, et un procès symbole. Car il s’agit d’argent, de politique, d’influence, voire de chantage. De plus, il touche, d’une certaine manière, au président de la République française Jacques Chirac, et nombre d’accusés sont des personnalités connues. Et même célèbres, tel Alain Juppé, ancien Premier ministre, ancien ministre des Affaires étrangères, maire de Bordeaux, patron de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), la formation de la majorité. Un homme dont chacun vante l’intelligence et déplore l’esprit technocrate. Un homme issu d’un milieu modeste et qui, à force de travail, de mérite et de talent, s’est hissé au sommet du pouvoir : en ce sens, il est un parfait exemple de l’école républicaine française qui permet la promotion sociale et glorifie le mérite. Un homme, encore, fidèle parmi les fidèles de Chirac, dont celui-ci a dit un jour : « Il est le meilleur d’entre nous. » Un homme, enfin, qui ne cache pas son ambition de succéder, un jour, à son mentor à l’Élysée.
De quoi est donc accusé un tel personnage dont l’avenir politique se joue dans un tribunal ? D’avoir couvert le système des emplois fictifs grâce auquel des salariés sont rémunérés par des entreprises ou des institutions pour des travaux qu’ils n’exécutent pas. Leur véritable emploi consiste en effet à oeuvrer au sein de leur parti politique. Celui-ci, ne voulant pas ou n’ayant pas les moyens de les rétribuer, fait donc appel à d’autres en leur promettant, quand il s’agit d’entreprises, d’user de son influence pour qu’elles obtiennent des marchés. Ce système est une spécialité française. Y compris dans l’État puisqu’il n’est pas rare que des fonctionnaires d’une administration soient détachés dans une autre tout en continuant d’être payés par la première. Peu à peu, cette pratique s’est répandue dans tous les partis dont le financement public n’était alors pas assuré et pour qui les dons et les cotisations des adhérents étaient insuffisants. La situation était telle que la France occupe encore la 23e place – sur 130 pays – dans l’indice de perception de la corruption établi par l’ONG Transparency International et se trouve dans le peloton de queue des nations développées.
Quelques scandales nés de ces expédients ayant été révélés et l’opinion publique étant plus exigeante, la loi a tenté à plusieurs reprises de modifier les comportements. Celle de 1988 a institué le principe du financement public des partis sans pour autant prévoir un contrôle des comptes. Elle a également plafonné les dépenses électorales. En 1990, une disposition supplémentaire a étendu le financement public aux formations non représentées au Parlement, autorisé le financement privé et créé une commission nationale chargée de surveiller les comptes de campagne et la manière dont sont financés les partis. En 1993, encore un changement : cette fois, les entreprises qui accordent des dons doivent être connues, et le montant de leurs aides dévoilé. Deux ans plus tard, en 1995, un nouveau tour de vis a été donné. Désormais, les entreprises, les associations, les syndicats et les collectivités locales ne peuvent plus financer les partis, que ce soit sous la forme de dons, d’aides – telle la fourniture de biens ou de services – ou d’avantages, s’ils sont inférieurs au prix du marché. Ainsi, maintenant, en théorie, seul le financement public assure, à hauteur de 90 %, le budget des formations politiques. Il est toutefois réservé à celles qui ont obtenu, lors des élections législatives, au moins 1 % des suffrages dans cinquante circonscriptions au minimum, et ce pour mettre fin aux abus des petits malins qui ne se présentaient que pour bénéficier de l’argent de l’État.
L’aide publique n’est pas négligeable – 73,2 millions d’euros cette année. En a-t-on fini avec l’argent ? Sans doute pas puisque les députés réfléchissent à d’autres réformes sur ce sujet. Et que les « affaires » sont loin d’être terminées : après le « procès Juppé », celui de l’ancien Parti républicain doit s’ouvrir en novembre, et l’enquête sur le financement du Parti socialiste (PS) par des hypermarchés suit son cours.
C’est dire si « l’argent des partis » reste un des éléments importants du jeu politique. Une grande partie de celui-ci peut être bouleversé par l’issue du procès de Nanterre. Car Alain Juppé est accusé de « prise illégale d’intérêt ». Non qu’il se soit personnellement enrichi. Alors que signifie ce délit ?
C’était du temps où Jacques Chirac était aux commandes de la mairie de Paris. Alain Juppé en était l’adjoint aux finances. En même temps, il dirigeait le Rassemblement pour la république (RPR). Sept membres du personnel de l’Hôtel de Ville furent employés de manière permanente par le parti tout en continuant d’être rétribués par la mairie. Leurs salaires représenteraient au total 1 182 875 d’euros. Donc Alain Juppé, adjoint chargé du contrôle du budget de la ville, s’est en quelque sorte laissé « dépouiller » par Alain Juppé, secrétaire général du RPR. Autrement dit, le premier servait l’intérêt du second qui y prenait intérêt !
Au début du procès, Alain Juppé était plutôt serein. Il pensait sincèrement sinon être relaxé, du moins échapper à l’inéligibilité. Déjà, au cours des audiences, le cri d’un de ses plus proches collaborateurs, fils d’un ancien ministre gaulliste (« Tout le monde savait » que les emplois étaient fictifs), avait été un coup dur. Il n’était rien pourtant à côté du réquisitoire du substitut. Celui-ci a été modéré, réclamant certes une condamnation, mais avec sursis. En revanche, il a démontré que toute condamnation entraînerait une inéligibilité d’au moins cinq ans, voire dix. Voilà qui conduirait à exclure Juppé du jeu politique et lui barrerait la possibilité de se présenter à l’Élysée. Sans doute quelques astuces « techniques » et la compréhension des juges lui permettraient d’éviter cette infamie. Mais, dit-on, les magistrats ont été irrités par son attitude, n’admettant rien, ne reconnaissant rien, rejetant tout soupçon. De plus, cette possibilité étant devenue publique, qu’elle soit retenue et voilà qui rendrait la justice suspecte de complaisance. Bref, pour Juppé, l’alternative est un piège : c’est la condamnation ou le scandale.
On n’en est pas là : le verdict sera rendu vers la fin de l’année ou au début de 2004. L’ancien Premier ministre, s’il est condamné, fera appel. Il attend, inquiet. Dans le marigot politique, d’autres attendent aussi. Ses rivaux. Nettement moins inquiets, eux.

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