Pourquoi Assad a « voté » Lahoud
Pour le président syrien Bachar el-Assad, la succession du général Émile Lahoud à la présidence du Liban n’est que la partie d’un tout. Il ne s’agissait pas seulement de savoir qui succéderait à l’actuel chef de l’État ou s’il valait mieux qu’il reste en place, mais aussi et surtout d’opérer le meilleur choix au moment où la confrontation entre la Syrie et les États-Unis était telle que le sort du régime syrien et du pays lui-même était en jeu.
Cette confrontation date de la fin de la guerre américaine contre l’Irak, quand le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, et la conseillère à la sécurité, Condoleezza Rice, ont accusé la Syrie d’accueillir des dirigeants irakiens en fuite, certaines unités de l’armée irakienne, voire des armes de destruction massive venues d’Irak. Pour tous les responsables syriens, la menace, depuis lors, est réelle. Assad a adopté, en conséquence, la ligne de conduite suivante : s’en tenir aux intérêts nationaux vitaux sans donner aucun prétexte à une intervention militaire américaine – qu’elle soit ou non mise en oeuvre par les forces israéliennes à l’instigation de Washington. Et cette politique s’est traduite par une série de gestes significatifs qui ont permis jusqu’ici d’éviter une confrontation armée. Le président Bush n’en a pas moins décrété des sanctions économiques contre la Syrie, montrant qu’il ne relâcherait pas la pression. C’est dans ce contexte qu’Assad a traité le problème de la succession de Lahoud.
À l’instar de tous les responsables syriens et de son père lui-même, Assad est convaincu que les relations avec le Liban sont, pour la Syrie, une question de vie ou de mort. Depuis l’accord de Taëf, en octobre 1989, qui a réformé la Constitution libanaise et mis fin à la guerre civile, la Syrie a pu compter sur l’existence, au Parlement libanais, d’une coalition favorable à d’étroits rapports avec Damas et dirigée par l’actuel Premier ministre Rafic Hariri. En même temps, le président Lahoud, ancien chef d’état-major de l’armée et membre de la communauté maronite, comme c’est la règle pour le chef de l’État, a pris soin d’entretenir un dialogue direct avec Assad et de tout subordonner à un accord entre eux. Son mandat venant à expiration, devait-il, dans l’intérêt de la Syrie, être remplacé ?
Jusqu’au début de l’été, le président syrien était resté ouvert à toutes les options. C’est d’ailleurs l’expression qu’il employait. Mais le fait est qu’à Beyrouth le climat politique a commencé de se détériorer. La coalition parlementaire réputée « prosyrienne » s’est fracturée, ses principaux chefs accusant Lahoud de court-circuiter le gouvernement auprès de la direction syrienne, d’intervenir dans tous les épisodes de la politique intérieure libanaise et d’utiliser tous les moyens que lui donne sa position de chef des armées, y compris la direction des services. À telle enseigne que Damas a perdu confiance en la coalition parlementaire prosyrienne. L’élection d’un autre président offrant les mêmes garanties est devenue aléatoire, le risque étant que chaque candidat négocie avec les fractions parlementaires et cesse d’être l’interlocuteur rigoureusement fiable que le gouvernement syrien veut avoir à la présidence libanaise.
C’est dans ce contexte que la décision a été prise par Assad de forcer la main aux dirigeants politiques libanais et de faire voter, le 3 septembre, un amendement constitutionnel permettant de maintenir le président en place pendant trois ans. Seul Lahoud présente l’avantage de se faire obéir par l’armée et d’entretenir en même temps des rapports étroits avec le Hezbollah, dernier parti libanais à avoir conservé une milice armée efficace. Nul n’ignorait à Damas que les États-Unis accuseraient la Syrie d’ingérence ouverte au Liban pour exercer sur elle de nouvelles pressions. Mais Lahoud est bien le seul à offrir toutes les garanties que l’on attendait.
Rafic Hariri a alors pris la mesure du rapport de forces au Liban comme dans l’ensemble de la région, estimant qu’une confrontation avec la Syrie – dont il n’a jamais voulu – serait désastreuse. Malgré ses relations détestables avec Lahoud, il a choisi de permettre sa réélection. Et a été suivi par tous les groupes représentant les communautés musulmanes, hormis Walid Joumblatt et les députés druzes.
L’affaire était réglée. Aurait-elle pu dégénérer en une crise majeure ? Certains l’ont redouté quand, à l’ONU, on a appris, à la stupéfaction de tous les représentants des États arabes et musulmans, que les délégations française et américaine allaient déposer un projet de résolution commun exigeant en termes comminatoires que la Syrie ne s’ingère plus dans les affaires du Liban, qu’elle en retire ses troupes et que les milices – celle du Hezbollah ainsi que les groupes armés palestiniens – soient dissoutes. Dans les discussions qui ont suivi, les délégués français ont accepté que la motion soit rédigée en termes sensiblement plus modérés, faute de quoi elle ne serait pas votée. Il n’en reste pas moins que cette conjonction franco-américaine a surpris et choqué. Il est vrai que plusieurs des diplomates connaissant le mieux le Proche-Orient se trouvaient alors à Bagdad et n’ont pu donner leur avis, tandis que les milieux traditionnellement promaronites ont exercé leur habituelle influence à Paris. Mais le fait est que les responsables français, jusqu’au plus haut niveau, redoutaient sincèrement que la reconduction du président ne suscite une crise majeure : les opposants à Lahoud, toutes communautés confondues, auraient été encouragés par la diplomatie américaine à agir pour en finir avec la présence syrienne au Liban, ce qui aurait débouché sur une épreuve de force aux développements imprévisibles. Et ce n’est pas un hasard si, au même moment, le gouvernement israélien a mis solennellement en cause la Syrie dans les attentats de Beersheva, la menaçant même de représailles immédiates…
À écouter les responsables français, telle était la motivation de Paris. Celle des responsables américains était diamétralement opposée. Ils escomptaient, en effet, qu’une crise pourrait résulter des démarches syriennes en faveur de Lahoud, que les partis libanais, à l’exception du Hezbollah, se coaliseraient contre sa réélection et que la confrontation avec la Syrie entrerait alors dans une phase plus dure, aboutissant au résultat qu’ils recherchaient : remettre en cause le régime alaouite ou l’amener à perdre toute possibilité d’action, non seulement au Liban, mais dans l’ensemble de la région.
Les uns et les autres se sont trompés. Dans le Liban d’aujourd’hui – où les communautés chrétiennes, prises ensemble, représentent moins de 35 % de la population, où le Hezbollah contrôle la très grande majorité de la communauté chiite, où personne ne veut plus revivre le cauchemar de la guerre civile et des interventions étrangères -, le maintien d’Émile Lahoud à la présidence ne peut pas être le détonateur d’une crise majeure. Le cours des choses a donc repris. Le prochain gouvernement, avec ou sans Rafic Hariri à sa tête, retrouvera l’appui d’une large coalition ; Tel-Aviv a fait savoir qu’il ne mettait plus en cause la Syrie dans les attentats de Beersheva ; le 11 septembre, le sous-secrétaire d’État américain William Burns est venu à Damas pour renouveler les griefs des États-Unis… et conclure avec la Syrie un accord sur le contrôle américano-irako-syrien de ses frontières orientales.
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