Les dessous d’une rupture

Non content de reconnaître la République arabe sahraouie démocratique, Thabo Mbeki défend avec vigueur l’autodétermination. En bon héritier de Nelson Mandela.

Publié le 20 septembre 2004 Lecture : 5 minutes.

« Le fait que la question de l’autodétermination du peuple du Sahara occidental reste non résolue est pour nous un motif de grande honte et de regret. Cela nous impose à tous un défi : faire tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir à ce peuple frère la jouissance de ce droit fondamental. Car c’est la prise en charge de ce droit par l’ensemble du continent qui a permis que nous soyons libres. » Prononcées le 16 septembre au Cap, à l’occasion de la première réunion du Parlement panafricain, ces quelques phrases ont eu au Maroc un effet plus traumatisant encore que l’annonce, la veille, de la reconnaissance de la RASD (République arabe sahraouie démocratique) par l’Afrique du Sud. Ces mots et ce ton, que l’on croyait enterrés sous les sables mouvants de la diplomatie onusienne depuis les années 1980, émanent en effet de Thabo Mbeki lui-même. Président d’un pays qui se veut la conscience du continent et qui en est la première puissance économique, il n’a en outre aucun intérêt géopolitique à défendre dans cette affaire. La sincérité de ses convictions ne peut donc guère être mise en doute, sauf à imaginer une quelconque influence de l’Algérie dans cette décision. Si ce dernier pas a été vite franchi du côté de Rabat, ne serait-ce que parce qu’il fournit une explication commode, il semble fort que ce ne soit pas le cas. Certes, personne ne nie à Pretoria que les relations avec Alger sont excellentes et que Thabo Mbeki entretient avec Abdelaziz Bouteflika des rapports plus que cordiaux – en partenariat avec le Nigérian Obasanjo, dont le pays a également reconnu la RASD, ils parrainent en quelque sorte une Union africaine dont le Maroc est toujours exclu. Pourtant, assure à J.A.I. le diplomate sud-africain Mo Shaïk, ancien ambassadeur à Alger et spécialiste de cette question auprès de la ministre des Affaires étrangères Nkozana Dlamini Zuma, « les Algériens n’ont jamais considéré le Sahara comme un enjeu dans nos relations. Au cours des réunions bilatérales, ce sujet n’a en fait jamais été abordé ». On imagine mal, en effet, la diplomatie algérienne, à qui nul n’a jamais songé à reprocher un manque de sophistication, se comporter avec l’Afrique du Sud comme avec – simple exemple – la Guinée-Bissau, où la RASD a rouvert une ambassade en 2000 après avoir été contrainte de la fermer trois ans plus tôt…
Les raisons de ce qui n’a que l’apparence d’un coup de tonnerre dans un ciel serein sont à rechercher ailleurs, et sans doute loin en arrière. Les germes de l’aigreur sont semés dès 1962, lors de la tournée de Nelson Mandela au Maghreb. Celui qui est alors le leader de l’ANC clandestin dans son propre pays rencontre Bourguiba et Ben Bella, mais n’est reçu au Maroc par aucun officiel – ni, a fortiori, par le roi Hassan II. Plus tard, au début des années 1980, lorsque le même Mandela croupit à Robben Island, l’armée marocaine, en pleine guerre contre le Polisario soutenu par l’Algérie, se fournit secrètement en blindés légers Panhard fabriqués sous licence en Afrique du Sud. Il n’en faut pas plus pour que l’ANC y voit une collusion entre le royaume et le régime de l’apartheid, et assimile le combat des indépendantistes sahraouis au sien – la commune idéologie « progressiste » des deux mouvements faisant le reste. En 1994, à peine arrivé au pouvoir, Nelson Mandela, qui n’a pas la mémoire courte, s’engage par écrit auprès du président de la RASD, Mohamed Abdelaziz, à reconnaître sans délai l’entité sahraouie. Le Polisario ouvre aussitôt un bureau à Pretoria. Mais les pressions américaines, françaises, saoudiennes, puis celles de James Baker – le représentant spécial de Kofi Annan au Sahara – incitent l’Afrique du Sud à reporter sa décision. En 2000, la ministre Dlamini Zuma informe officiellement le Maroc que son pays, sans rien renoncer de ses convictions, est prêt à jouer les médiateurs entre les deux parties. Rabat fait la sourde oreille. En 2003, la compétition pour la désignation du pays hôte de la Coupe du monde de football en 2010 met aux prises… l’Afrique du Sud et le Maroc. De part et d’autre, la campagne prend un tour nationaliste malsain, et les arguments échangés – qui vont jusqu’à la mise en cause de ces deux institutions que sont la monarchie et la personne de Nelson Mandela – laissent des traces au sein de l’opinion. Le Maroc perd et, dans ce contexte, la réitération de l’offre sud-africaine de médiation ne pouvait qu’être mal accueillie à Rabat. D’autant qu’elle s’accompagne d’une proposition de pourparlers directs et surtout quasi officiels entre le Maroc et le Polisario – ce que le royaume a toujours considéré comme une hérésie. Une préréunion entre experts se tient néanmoins à Pretoria, le 3 septembre 2004. Elle se passe mal. Un second rendez-vous est alors avancé : les 6 et 7 septembre 2004, toujours à Pretoria. Prétextant la visite concomitante au Sahara du représentant spécial de l’ONU, Alvaro de Soto, les Marocains, qui n’avaient aucune intention de s’y rendre, déclinent l’invitation. Thabo Mbeki est furieux, et le fil ténu, qui depuis dix ans retenait l’épée de Damoclès de la reconnaissance de la RASD, se rompt. Restait à trouver l’occasion de franchir le Rubicon : ce sera la réunion du Parlement panafricain, en présence de députés sahraouis venus de Tindouf. Si la surprise est totale pour les Marocains, elle l’est beaucoup moins aux yeux de leur roi. En août, en effet, si l’on en croit les Sud-Africains, Thabo Mbeki aurait personnellement écrit à Mohammed VI afin de lui expliquer qu’il ne pouvait décemment accueillir des représentants d’un pays – la RASD – que l’Afrique du Sud n’aurait pas reconnu.
Pour le Maroc, qui juge la décision sud-africaine « partiale, tranchée, inopportune, contraire aux aspirations et aux intérêts du peuple » et qui a rappelé son ambassadeur à Pretoria, il s’agit donc là d’un incontestable revers – lequel ne fait que confirmer un déficit diplomatique congénital que l’activisme et l’imagination de Hassan II ne sont plus là pour compenser. Pour un Polisario euphorique qui envisage désormais de demander son adhésion à l’ONU, c’est une victoire dont il avait bien besoin. Pour l’Algérie, c’est un évident motif de satisfaction. Reste à savoir si pour l’Union africaine, dont 25 pays membres (sur 52, hormis la RASD) reconnaissent actuellement l’État sahraoui – soit une minorité -, il s’agit là d’une bonne chose. Sans rien changer aux réalités du terrain ni faire avancer d’un pouce une solution déjà très hypothétique, la décision sud-africaine risque au contraire de durcir les positions des parties du conflit et de renvoyer aux calendes grecques la perspective d’un retour du Maroc au sein des instances continentales – ce dont aucun Africain, du Cap à Tanger, ne devrait se réjouir.

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