L’Amérique peut-elle gagner ?

Affrontements quotidiens, attentats en chaîne, prises d’otages à répétition… La situation va s’aggravant, y compris, fait nouveau, au coeur de Bagdad. Le piège semble se refermer sur les espoirs de l’occupant. Et sur ses soldats.

Publié le 20 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Quand la police d’un pays quelconque enquête sur un crime, les premières questions qu’elle se pose sont : à qui profite ce crime ? Pourquoi a-t-il été commis ? Qui avait des raisons de le commettre ? À quoi a-t-il servi ? Autrement dit, en latin, cui bono ? La même question peut être posée à propos de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, qui ont pris les proportions d’un crime hors du commun.
Les violents combats de la semaine dernière à Bagdad témoignent d’une situation qui va s’aggravant et dans laquelle l’initiative est passée aux mains des insurgés. Les troupes américaines, avec l’appui des forces mal entraînées et démoralisées du Premier ministre Iyad Allaoui, ne contrôlent plus guère que la « Zone verte ». Les prises d’otages se multiplient, et la guerre paraît de plus en plus ingagnable. Il semble donc fortement improbable que des élections nationales dans ce pays de 25 millions d’habitants puissent être organisées en janvier 2005, dans moins de quatre mois ; ou que, si elles ont lieu envers et contre tout, il en sorte un gouvernement crédible.
La perspective d’un gouvernement irakien stable et légitime étendant son autorité sur l’ensemble du pays paraît de plus en plus lointaine. Mais si l’hypothèse d’une « victoire » ressemble de plus en plus à un mirage dans le désert, il en va de même des espoirs américains d’une sortie honorable et digne du bourbier irakien. L’alternative est : « faire le dos rond » ou « casser la baraque », avec tout ce que cela implique de pertes américaines et irakiennes, de destructions matérielles et de dépenses vertigineuses. Pour que cette politique ait une chance de succès, il faudrait beaucoup plus de troupes sur le terrain – et il faudrait qu’elles soient prêtes à forcer l’entrée des zones insurgées et à les mettre au pas. Mais avec des moyens militaires dont on a déjà tiré le maximum, il n’y a guère de volonté politique à Washington d’étendre la guerre. Le plus probable est une impasse sanglante, dans laquelle les grands perdants seront les malheureux Irakiens.
Bizarrement, la guerre ne semble pas avoir entamé l’avance dans les sondages du président George W. Bush sur son adversaire démocrate, le sénateur John Kerry. C’est probablement parce que beaucoup d’Américains ont cru aux mensonges de l’administration sur les liens qu’il y aurait eu entre Saddam et les attentats du 11 septembre 2001. Bush s’est habilement présenté en « président de guerre », en « chevalier de l’antiterrorisme » qui se bat en Irak pour les protéger. Mais l’opinion pourrait se retourner contre lui d’ici au 2 novembre si les combats continuent de s’aggraver, et les pertes de s’alourdir.
Il y a plusieurs manières de présenter ce qui se passe en Irak. L’argumentation du président Bush est que l’Amérique se bat pour « libérer » les Irakiens d’une autocratie orientale répressive et les initier aux joies de la « démocratie », dans l’espoir et l’attente que cela servira de modèle à toute la région. Comme si, oubliant les horribles bavures, il continuait à célébrer « la marche en avant de la liberté ».
Une vision des choses très différente est qu’il s’agit d’une guerre coloniale à l’ancienne mode, pas très différente de la conquête de l’Algérie par la France en 1830, de l’occupation de l’Égypte par la Grande-Bretagne en 1882 ou du dépeçage par les deux puissances des provinces arabes de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. De ce point de vue, l’Amérique impériale, à son tour, s’attaque aux forces du nationalisme arabe et de l’Islam militant pour imposer son hégémonie sur le Grand Moyen-Orient – et mettre la main sur le pétrole arabe. Il y a encore une autre manière de considérer la guerre en Irak, et qui est d’y voir le prolongement sur un autre champ de bataille du conflit israélo-arabe, une guerre que mènent les États-Unis pour le compte d’Israël.
Il est maintenant bien établi que les principaux avocats de la guerre américaine en Irak ont été les amis d’Israël aux États-Unis : ceux qu’on appelle les néoconservateurs, nombreux au Pentagone et dans plusieurs autres agences gouvernementales, dans les think-tanks, les institutions militaires et la presse. Selon le général Anthony Zinni, ancien chef du US Central Command, le « secret le moins bien gardé de Washington » était que les néoconservateurs ont poussé à la guerre en Irak pour le plus grand profit d’Israël. Les propos de Zinni, tenus sur la chaîne de télévision CBS, sont une des manifestations du mécontentement qui se fait jour à Washington contre les « néocons » – et tout particulièrement ceux qu’on appelle souvent les « patrons civils du Pentagone ».
On peut trouver un récent exemple de cette réaction dans le numéro daté du 23 septembre de la très influente New York Review of Books, où Arthur Schlesinger Jr, l’un des historiens les plus prestigieux des États-Unis, s’en prend à Israël et à ses amis américains. « L’identification de l’Amérique à l’Israël de Sharon, écrit-il, est sûrement l’une des principales causes de la haine des Arabes à l’égard des États-Unis. » Il renvoie à un livre à paraître le mois prochain de la politologue américaine Anne Norton, intitulé Leo Strauss and the Politics of American Empire. Strauss, philosophe allemand réfugié aux États-Unis, qui a enseigné à l’université de Chicago jusqu’à sa mort en 1973, est considéré comme le maître à penser des néoconservateurs, et notamment du secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz, le principal architecte de la guerre. Selon Anne Norton, que cite Schlesinger, le plan stratégique de Wolfowitz après le 11 septembre 2001 « a été centré conceptuellement et géographiquement sur Israël… On ne pourrait considérer que cette stratégie sert les intérêts et la sécurité des États-Unis que si l’on estimait qu’ils sont identiques aux intérêts et à la sécurité de l’État d’Israël ».
L’intérêt d’Israël dans la guerre – son objectif stratégique – était de détruire et d’affaiblir définitivement l’Irak, afin d’éliminer toute menace potentielle à l’Est. Cet objectif a été atteint avec les deux guerres de 1991 et de 2003. L’Irak n’existe plus en tant qu’État arabe unifié. Il a été effectivement démembré. Le mieux que l’on puisse espérer dans les conditions actuelles est qu’il réémerge un jour sous la forme d’une vague fédération. On est loin de l’espoir caressé par les intéressés de voir le monde arabe affirmer sa force et son indépendance.
L’intérêt de l’Amérique n’est en aucune manière identique à celui d’Israël. Les États-Unis voulaient se débarrasser de Saddam Hussein, dont les ambitions et l’inconscience étaient considérées comme une menace pour l’ordre politique instauré par Washington dans le Golfe. Mais les États-Unis ne souhaitaient pas détruire totalement l’Irak. Ils n’ont aucun intérêt à l’existence d’un Irak faible, démembré, source d’instabilité dans toute la région. Ils ne prévoyaient pas qu’un vide de pouvoir se créerait, beaucoup plus dangereux pour les intérêts américains que ne l’était Saddam. Tout au contraire, les États-Unis voyaient le nouvel Irak comme un État client, pilier de leur influence, où il y aurait des bases américaines, dont les abondantes réserves de pétrole seraient exploitées par des compagnies américaines, dont la reconstruction serait supervisée par des Américains, un pays assez fort pour servir de contrepoids à la fois à l’Iran et à l’Arabie saoudite. Les stratèges américains imaginaient que la conquête et le remodelage de l’Irak consolideraient le contrôle politique des États-Unis sur le pétrole de la région et confirmeraient leur suprématie sur tous leurs adversaires, régionaux et internationaux.
Il est évident que si Israël a obtenu ce qu’il voulait, les objectifs stratégiques des États-Unis n’ont pas été, et ne seront pas, atteints. Au lieu d’un État client américain, l’Irak est devenu le foyer d’un violent antiaméricanisme, un asile pour les ennemis les plus acharnés de l’Amérique, comme le djihadiste Abou Moussab al-Zarqaoui. Les insurgés – qu’il s’agisse de nationalistes irakiens, d’anciens fidèles de Saddam ou de militants islamistes – paraissent décidés à imposer un retrait occidental de l’Irak. Ils semblent vouloir chasser l’Amérique du Moyen-Orient arabe comme elle l’a été de l’Iran en 1979. Pour le moment, le dilemme des États-Unis est terrible : ils ne peuvent pas rester sans dommage, et ils ne peuvent pas se retirer sans problème. Le piège se referme sur leurs espoirs – et sur leurs soldats.

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