La dynastie Kadhafi

Seif el-Islam, Saadi, Mohamed, Aïcha et les autres… Les enfants du « Guide » sont de plus en plus ouvertement présentés à Tripoli comme les héritiers présomptifs du régime. Mais il y a loin, sans doute, de la coupe aux lèvres.

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 20 septembre 2004 Lecture : 11 minutes.

Dans un pays dont le chef absolu n’a cessé, pendant trois décennies, de mener une campagne concertée contre toute forme d’État, les seules références qui vaillent sont celles que le raïs impose personnellement. Ainsi en va-t-il, en Libye, du mois de septembre et du chiffre 9, célébrés, révérés, déclinés à l’infini. Mois anniversaire – le trente-cinquième, cette année – de l’accession de Mouammar Kadhafi au pouvoir, septembre marque de facto le début et la fin du calendrier libyen. C’est sous l’égide de la « glorieuse révolution d’El-Fateh » – ou plutôt de son souvenir – que s’annoncent les grandes décisions et les grands tournants, que sont lancées les grandes manoeuvres et se posent les grandes questions. Signe qui ne trompe guère : on n’a jamais autant parlé de l’après-Kadhafi qu’en ce mois de septembre 2004.

Même si rien n’indique qu’à 62 ans le colonel envisage de céder une parcelle de son pouvoir – a fortiori de se retirer sous sa tente -, tout converge, à commencer par la montée en puissance progressive d’une subtile campagne de communication sur ce thème, pour faire de ses enfants les héritiers naturels d’une entreprise dont ils contrôlent déjà le conseil d’administration.

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S’agissant de ce mode de succession filial courant dans le monde arabe, Kadhafi a une esquive, en forme de pirouette : de quel pouvoir hériteraient ses rejetons puisqu’il a lui-même transmis au peuple, dès 1977, la totalité de ses prérogatives ? La question ne se pose donc pas. On peut certes sourire de cette habileté, tant le « Guide » exerce et incarne en réalité tout le pouvoir, mais elle illustre à quel point ce sujet demeure tabou. Les Libyens, en tout cas, ne s’y trompent pas, qui perçoivent cette réponse comme la confirmation, en creux, de l’existence d’une véritable dynastie. Démentir ce qui est désormais beaucoup plus qu’une rumeur impliquerait en effet que Kadhafi signale clairement qu’aucun de ses enfants – dont rien ne porte à croire, en outre, qu’ils possèdent les qualités requises pour une telle tâche – ne lui succédera. Or il ne l’a jamais dit.

À 32 ans – il a célébré son anniversaire en juin dernier par une escapade aussi coûteuse qu’excentrique au coeur de la taïga sibérienne -, Seif el-Islam Kadhafi est de loin le plus médiatisé et le plus politique des fils du colonel. Pour qui veut signer des gros contrats à Tripoli, être reçu à Bab Azizia, solliciter une médiation ou régler un contentieux hérité du passé sombre de la Jamahiriya, il est l’homme qu’il faut voir.

Ce célibataire new age au crâne rasé, toujours à la pointe de la dernière mode italienne, reçoit dans sa luxueuse villa de style mauresque avec zoo privé, sise le long de l’autoroute qui relie l’aéroport à la capitale, ou dans une petite maison en crépi du centre de Tripoli – c’est selon. Il discute affaires ou diplomatie autour d’un déjeuner composé de fruits, de lait et de dattes, affecte volontiers la modestie, mais voyage en Airbus A-340 privé et n’ignore rien des secrets d’une fête réussie à Ibiza.

Omniprésent bien que n’occupant aucune fonction officielle, si ce n’est celle de VRP de la « nouvelle » Libye, il poursuit depuis plus de dix ans d’interminables études sans vraie logique de carrière. Diplômé en architecture à Tripoli en 1994, il s’établit à Vienne, en Autriche, après le refus du Canada, de la France et de la Suisse de lui délivrer un visa d’étudiant – à l’époque, son père sentait encore le soufre. Il lui faut six ans pour décrocher un MBA dans une université privée malgré les conditions pour le moins privilégiées dont il bénéficie dans la capitale autrichienne : villa avec piscine et sauna, voiture avec chauffeur, deux gardes du corps, etc. Depuis 2000, Seif el-Islam vit une partie de l’année à Londres, dans le quartier huppé de Knightsbridge où il occupe une vaste maison. Inscrit à la prestigieuse London School of Economics – le « Sciences-Po » britannique -, il y prépare une thèse sur les ONG et la bonne gouvernance. Depuis quatre ans.

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À sa décharge, le plus en vue des héritiers présomptifs de Kadhafi n’a guère de temps à consacrer à ses études. On passera rapidement, bien qu’il y tienne, sur ses activités artistiques. Peintre à ses heures dans un genre orientalo-pompier baptisé par lui « style complexe » (« un mélange de surréalisme, de collage et de réalisme », dit-il gravement), Seif el-Islam s’est offert en 2002 une exposition itinérante de ses oeuvres à travers l’Europe intitulée « Le désert n’est pas silencieux ». Hommes d’affaires et politiciens s’y sont pressés, manifestant bruyamment leur admiration devant un tel talent, même si aucun ne songerait à exposer dans son salon l’une de ces toiles. À l’évidence, le fils a autant de dispositions pour la peinture que le père, romancier récidiviste, pour l’écriture : on ne saurait réussir partout.

Côté business, en revanche, ce grand avocat du libéralisme économique et de l’ouverture du marché libyen a su s’imposer. Très introduit dans le milieu pétrolier, Seif el-Islam jouit d’une position doublement avantageuse : on ne lui refuse rien et il a des contacts avec tout le monde. De la National Oil Corporation (NOC) de son ami Abdallah el-Badri à la Libyan Foreign Investment Company (Lafico), en passant par la Tamoil et l’African Investment Corporation, qu’il dirige en partenariat avec Samuel Dossou, le « monsieur Pétrole » d’Omar Bongo Ondimba, le jeune Kadhafi est présent partout. Y compris, bien sûr, sur le juteux échiquier des permis de recherche et autres attributions de blocs.

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Discrète mais essentielle, l’activité financière du fils de Safiya et de Mouammar est occultée aux yeux de l’opinion par ce paquebot médiatique qu’est devenue la Fondation Kadhafi, qu’il anime depuis sa création, en 1997. L’argent n’est d’ailleurs pas loin puisque cette Fondation au fonctionnement opaque – elle n’a ni statuts ni budget clairs et vit officiellement de donations -, bénéficie de ressources considérables gérées par une société d’investissements basée en Suisse : One-Nine (comme 1er septembre).

Connue depuis qu’elle a servi de relais au versement d’indemnités aux familles des victimes des attentats libyens de Lockerbie, du Ténéré et de Berlin, la Fondation sert de parapluie à une demi-douzaine d’ONG humanitaires, ainsi qu’à… une association de défense des droits de l’homme en Libye, auteur en 2003 d’un rapport sur la question juste assez critique pour ne pas apparaître comme totalement inféodé au pouvoir. Par son truchement, Seif el-Islam a fait connaître son opposition à la peine de mort et a même invité une délégation d’Amnesty International à se rendre pour la première fois en Libye. Même s’il a dû ensuite se démarquer du document rédigé par l’ONG, tant son contenu était irrévérencieux pour le système Kadhafi, le geste n’en est pas moins révélateur. L’État de droit est, avec « la Libye d’abord » (un slogan qui implique une rupture définitive avec les rêves panafricains et panarabes de son père), l’une des antiennes du fils prodigue – même si une telle pétition de principe ne devient pas plus vraie à force d’être répétée.

Mais la fonction dont Seif el-Islam est le plus fier, celle qui lui vaut d’être reçu par les rois et les présidents, de Rabat à Paris, du Caire à Téhéran et de Rome à Berlin, est bien celle de négociateur, spécialiste en libération d’otages et de prisonniers. Sa Fondation a joué un rôle central dans l’élargissement des touristes européens retenus par le groupe Abou Sayyaf aux Philippines. Elle travaille en Afghanistan, a obtenu le retour au pays d’un contingent de militaires marocains détenus par le Front Polisario et a offert – en vain – ses services pour ramener la paix en Côte d’Ivoire. Certes, Seif el-Islam n’hésite pas à utiliser des moyens que la morale réprouve – le versement de rançons, notamment -, mais n’est-ce pas le résultat qui compte ?
Emporté par son élan, le fils du colonel envisageait récemment, dans le Financial Times, de servir de médiateur entre le monde et… el-Qaïda : « Pourquoi pas ? » Même si, au vu de la détestation que son père voue depuis toujours à l’islamisme radical, la tâche paraît ardue, une rencontre entre Seif el-Islam et Oussama Ben Laden, au fond d’une grotte du Waziristan, ne manquerait pas de sel… dans un film.

Personnage à la fois secret et égocentrique, se voulant l’incarnation d’une Libye moderne où 70 % de la population a moins de 40 ans, Seif el-Islam est un curieux cocktail de réalisme et de cynisme, un golden boy gâté dont les rêveries impénitentes ne manquent parfois pas de bon sens. « Les Libyens veulent manger des McDo, pas de l’uranium », explique ce grand admirateur de la démocratie américaine, qui se refuse toutefois à considérer les attentats du 11 septembre 2001 comme un acte terroriste. Mais il a aussi cette phrase, qui le définit tout entier et résume en somme la psychologie collective de bon nombre de Libyens : « Nous n’avons pas encore pris de décision quant à l’endroit où nous voulons nous rendre. Nous sommes sans identité définie, à la croisée des chemins. Nous nous sommes perdus et n’avons pas encore de passeport. »

Les viols, les assassinats et le racket en moins, la famille Kadhafi présente quelque ressemblance avec celle de Saddam Hussein – une version soft en quelque sorte. Dans ce jeu de rôles, Seif el-Islam serait Qoussaï, l’intellectuel, et Saadi, Oudaï, l’exécuteur.

Joueur de football de modeste niveau régional, ce dernier a été, à 30 ans, recruté par un club de Première ligue italienne (Pérouse), en échange d’une prise de participation de la Lafico dans son capital. Il vit pleinement son onéreuse passion du ballon rond. Installé dans un palace de la ville avec un entourage d’une quarantaine de personnes, il n’hésite pas à récompenser ses coéquipiers, à qui il arrive de remporter des victoires (malgré les performances aléatoires du club), en leur offrant à chacun une voiture. Quand il n’assiste pas assis sur le banc de touche aux matchs de son équipe (longtemps suspendu pour dopage, il n’a en tout et pour tout joué que quinze minutes la saison dernière), le commandant Saadi préside le club d’Al-Ittihad de Tripoli ainsi que la Fédération nationale de football. Il rêve aussi – un trait de famille – de diriger un jour la Confédération africaine de foot et d’organiser une Coupe du monde en Libye. Autre atavisme : Saadi dépense sans compter. Un million de dollars pour organiser une supercoupe italienne à Tripoli, c’est quand même beaucoup.

Autant son frère se veut consensuel et raffiné, autant celui que ses courtisans surnomment « Al-Mouhandess » (L’Ingénieur) a souvent du mal à contrôler ses nerfs. Les supporteurs des équipes d’Al-Ahly et de Benghazi, qui s’étaient permis, les uns de le huer, les autres de promener en ville un âne revêtu de son maillot, se souviendront longtemps de sa vengeance. Dans le premier cas, une bagarre générale avec ses gardes du corps s’est soldée par plusieurs morts. Dans le second, le siège du club local a été consciencieusement mis à sac. De quoi rappeler aux plus âgés les souvenirs du jeune Kadhafi des années 1970, qui n’hésitait pas à « interroger » lui-même ses opposants.

On imagine d’ailleurs que les relations entre Saadi et son demi-frère Mohamed (37 ans), l’aîné des enfants (il est le fils de la première épouse de Mouammar), sont exécrables. Outre sa fonction de président du Comité olympique libyen, Mohamed Kadhafi dirige en effet le club rival d’Al-Ahly, celui-là même dont les rencontres avec Al-Ittihad dégénèrent souvent en pugilat, sur le terrain et dans les tribunes. Moins célèbre que ses frères, Mohamed est pourtant un interlocuteur incontournable de la communauté des affaires. Son père lui a en effet délégué la haute main sur le secteur sensible et éminemment lucratif des postes et télécommunications.

De Moatassem – médecin militaire avec le grade de lieutenant-colonel (à 25 ans !) – à Hannibal, promis dans un proche avenir au poste de PDG de la principale compagnie maritime libyenne, en passant par Khamis et Seif el-Arab – mi-étudiants, mi-officiers dans la Garde spéciale -, les autres fils du « Guide » sont incontestablement plus discrets. Ils se contentent, pour l’instant, de vivre en dignes enfants de la nomenklatura, sans que l’on ne sache rien de leurs ambitions politiques.

De l’ambition, du tempérament aussi, Aïcha, 27 ans, l’unique fille de Mouammar Kadhafi, n’en manque pas. Cette fausse blonde à la fois jet-setteuse et altermondialiste, que ses fans éperdus ont surnommée « la Claudia Schiffer libyenne » au point de jurer qu’« Aïcha », le tube de Khaled, qui passe en boucle depuis quatre ans à Tripoli, n’a été composé que pour elle, fait la fierté de son père. Avocate (elle a fait une partie de ses études de droit à Paris), la préférée de Mouammar joue volontiers les milliardaires pétroleuses et les rebelles glamour. On l’a vue en Irak, en plein embargo, s’indigner au chevet d’enfants hospitalisés avant d’être reçue par Saddam Hussein. Un Saddam qu’elle s’est récemment proposé d’aller défendre, lorsque son procès s’ouvrira. On l’a vue aussi, un jour de juin 2000, débouler telle une furie au Speakers’s Corner de Hyde Park, à Londres, entourée d’une nuée de gardes du corps, puis se lancer dans une longue plaidoirie en faveur des « combattants de la liberté » de l’IRA irlandaise.

Imprévisible et séductrice, altière et flambeuse, cette fille à papa célibataire qui donne le tournis aux responsables du protocole tant elle aime taquiner son père, serait-elle la vraie rivale de Seif el-Islam ? Elle vient, à son tour, de lancer une Aïcha Charity Foundation au fonctionnement aussi opaque et aux ressources aussi illimitées que celle de son frère. En ces temps de baril à 50 dollars, il n’a jamais plu autant d’argent sur la famille du « Guide »…
Mais demain, de quelle Libye hériteront les enfants de Kadhafi ? Après trois ou quatre décennies d’une révolution hybride, dont la déliquescence est désormais patente, où la lutte acharnée contre l’État n’a fait qu’exacerber le tribalisme et détruire le peu de sens civique qui unissait les Libyens, l’heure est à l’enrichissement individuel, au parasitisme rémunéré et à l’apparition de toutes sortes de prurits nationalistes et xénophobes. Dans ce contexte, pour sympathiques qu’ils soient aux yeux de l’Occident, les efforts d’un Seif el-Islam pour apparaître comme un dauphin présentable et « politiquement correct » semblent bien dérisoires. Ni lui ni ses frères ni sa soeur n’ont la moindre légitimité aux yeux de l’immense majorité de leurs compatriotes. Certes, l’heure de l’après-Kadhafi n’a pas encore sonné, mais il y a fort à parier que peu de ce qu’il a édifié lui survivra. Politiquement, au moins. À commencer par ses propres enfants.

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