Dick Cheney, ou comment s’en débarrasser
Le numéro deux de l’exécutif est le véritable instigateur de la « révolution conservatrice » engagée depuis quatre ans. En dépit de toutes les tentatives pour l’évincer, il a été maintenu sur le ticket républicain pour la présidentielle du 2 novembre.
La convention du parti républicain a tranché, début septembre à New York: Richard Bruce Cheney figurera une nouvelle fois aux côtés de George Walker Bush sur le « ticket » républicain pour l’élection présidentielle du 2 novembre. Il y a quelques mois, l’hypothèse n’allait pas de soi tant les innombrables « affaires » politico-économico-judiciaires dans lesquelles le vice-président est englué semblaient plomber sa candidature. Plusieurs journaux influents, au premier rang desquels le New York Times, ont fait campagne pour sa mise à l’écart, en vain, et quelques notables républicains ont ostensiblement pris leurs distances, sans plus de résultat.
C’est que Dick Cheney est un gros, un très gros poisson. Largement favorisée par le manque d’envergure de son « patron » théorique, son emprise sur l’administration est
totale. Jamais un vice-président n’avait disposé de pouvoirs aussi étendus. Son état-major particulier, qui se réunit chaque mercredi à la cafétéria de la Maison Blanche, se
comporte comme une sorte de gouvernement bis. Les deux équipes celle de Bush et la sienne sont d’ailleurs inextricablement liées. Lewis « Scooter » Libby, son chef de cabinet, et Candi Wolf, chargée de ses relations avec le Congrès, sont parallèlement de proches collaborateurs du président. Omniprésent et omnipotent, Cheney se mêle de tout, verrouille tout, décide de tout. De la reconstruction de l’Irak et sans doute de l’attribution des contrats afférents comme de la baisse des impôts. De la lutte contre le terrorisme il supervise les services de renseignements et n’hésite pas à multiplier les pressions sur la CIA comme de la politique de l’environnement. De la nouvelle loi sur l’énergie comme de la prescription de drogues pour raisons médicales. Comme le dit un ancien de l’administration Reagan, « il dispose d’un énorme bac à sable ». Son rôle dans la « révolution conservatrice » engagée depuis quatre ans est à ce point décisif que sa mise à l’écart eût constitué un séisme politique aux conséquences planétaires.
Sur un plan plus personnel, le président, qui entretient avec son père génétique des relations ambiguës, voue à son colistier une admiration quasi filiale. Les deux hommes se
voient plusieurs fois par jour et déjeunent une fois par semaine en tête à tête. « Quand vous parlez à Cheney, c’est à moi que vous parlez. Quand Cheney parle, c’est moi qui
parle », confie « GWB ». Et si c’était l’inverse ? Toujours très mauvaise langue, l’hebdomadaire britannique The Economist soupçonne le numéro deux de l’exécutif d’être « the backseat driver » l’homme qui, installé sur le siège arrière du véhicule, dirige en réalité la manuvre. Ce que semble confirmer l’attitude de Bush et de Cheney dans les heures qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001: tandis que le premier se terrait dans un bunker du Nebraska, le second prenait en main les commandes de la Maison Blanche, donnant notamment l’ordre d’abattre tout avion suspect dans le ciel américain. Les impératifs de sécurité ont joué leur rôle, mais ils n’expliquent peut-être pas tout.
Pour convaincre l’establishment républicain de se rallier à sa candidature alors que le choix d’une personnalité « centriste » semblait plus judicieux, Cheney disposait d’un
autre atout, à la vérité paradoxal : c’est un homme malade. Souffrant de la prostate et du côlon, il a en outre été victime de quatre malaises cardiaques et a subi un pontage
coronarien. Depuis, il porte un stimulateur cardiaque. «Mes médecins m’ont donné un certificat pour 45000 km de plus », ironise-t-il. Le certificat en question ne concerne
sûrement pas une éventuelle candidature présidentielle en 2008. Les héritiers présomptifs de Bush, à commencer par le bouillant John McCain, qui brigua sans succès l’investiture républicaine il y a quatre ans, ont donc préféré maintenir Cheney en place plutôt que de
mettre sur orbite un rival potentiel. De toute façon, ils n’avaient aucune chance de l’écarter: si le vice-président n’est guère populaire (22 % d’opinions favorables, selon un récent sondage), il est l’idole de la base ultraconservatrice du Grand Old Party, largement majoritaire lors de la convention de New York.
Reste qu’on pourrait appliquer à Cheney ce jugement d’un commentateur à propos de son vieil ami Donald Rumsfeld, l’actuel chef du Pentagone : « Politiquement, il est un peu à la droite de Hitler. » Plaisanterie ? Bien sûr, mais pas tant que ça. Fondée sur l’usage sans retenue de la force, le mensonge et l’affairisme, la politique qu’il conduit depuis
quatre ans se trouve parfois à l’étroit dans le cadre contraignant des lois américaines, qu’il n’hésite pas, chaque fois que possible, à infléchir dans un sens autoritaire,
comme en témoigne l’adoption, après les attentats du 11 septembre, du très liberticide Patriot Act.
Natif du Nebraska mais élevé dans le Wyoming, ce fils d’un haut fonctionnaire au ministère
de l’Agriculture a la brutalité et la prudence retorse d’un paysan du Midwest. Il voyage rarement à l’étranger et fuit les caméras comme la peste. Courtois quand son interlocuteur
ne risque pas de contrarier ses plans, il affecte en toutes circonstances l’impassibilité
d’un joueur de poker. C’est un monstre froid, cynique et impitoyable. S’il lui arrive de « disjoncter », c’est toujours de manière calculée. Il y a deux mois, il a publiquement invité le sénateur démocrate Patrick Leahy, qui avait en vain tenté de l’impliquer dans les opérations douteuses du groupe Halliburton en Irak, à «aller se faire foutre ».
Cheney rêve de restaurer les valeurs traditionnelles des pionniers des temps héroïques. Sa religiosité est une croyance en l’ordre immuable des choses. Moraliste sourcilleux, il est contre l’avortement et la réglementation du port des armes à feu. Mais pour la peine de mort et la retraite à 67 ans (au lieu de 65 ans). Pour lui, la démocratie se confond avec la loi du plus fort : ne fut-il pas l’un des inventeurs de la notion de « guerre préventive » et l’un des avocats les plus acharnés du renversement de Saddam Hussein sans mandat onusien ? Membre de toutes les administrations républicaines depuis Richard Nixon, il eut longtemps, curieusement, la réputation d’être un homme politique réaliste et presque modéré. Secrétaire à la Défense de George Herbert Bush pendant la guerre du Golfe, il approuva l’arrêt des troupes américaines aux portes de Bagdad et le maintien au pouvoir du dictateur. Après l’élection de George W., beaucoup spéculèrent sur l’influence apaisante qu’à l’instar d’un Colin Powell, autre membre de la vieille garde bushienne, il serait susceptible d’exercer sur la nouvelle administration. C’était mal connaître le personnage. Quand les circonstances l’exigent, il compose, temporise et se contient. Quand la voie est dégagée, il lâche la bride à ses instincts.
Ce maniaque du secret a verrouillé la communication de la Maison Blanche. Si l’on excepte le livre de révélations de Paul O’Neill, l’ancien secrétaire au Trésor, les fuites y sont rares. Et quand la vérité finit par s’imposer, Cheney nie tout en bloc avec une vertigineuse mauvaise foi. Aujourd’hui encore, il continue d’affirmer que la présence
présumée d’armes de destruction massive justifiait le déclenchement de la guerre en Irak. Et que Saddam Hussein entretenait des liens étroits avec el-Qaïda. Tout récemment, il a suscité quelque émoi en soutenant que l’élection du démocrate John Kerry à la présidence se traduirait par de nouveaux attentats terroristes sur le territoire américain. Qui a dit que plus un mensonge est gros, plus il a de chances d’être cru ?
Familier du clan Bush et des milieux pétroliers texans depuis vingt ans, Cheney a longtemps disposé de solides réseaux en Arabie saoudite et dans tout le Moyen-Orient, ce
qui lui attira le soupçon de nourrir des sympathies arabes. Bien entendu, les « sympathies » en question ne dépassaient pas le cadre de ses intérêts bien compris. Si les liens entre Washington et Riyad sont aujourd’hui très distendus, c’est sans doute en raison de l’implication de ressortissants saoudiens dans les attaques terroristes de 2001, mais surtout de la nouvelle stratégie pétrolière du royaume. Cheney et les dirigeants des grands groupes énergétiques américains n’ont pas digéré l’augmentation des prix du brut et le réveil de l’Opep…
De 1995 à 2000, le futur vice-président assure la direction d’Halliburton, le géant de l’ingénierie civile et des services pétroliers, dont le siège est à Houston (Texas). Les
allers-retours entre la politique et les affaires sont certes monnaie courante aux États-Unis, mais mieux vaut éviter de prêter le flanc aux accusations de délit d’initié. Ce
qui n’est pas forcément le cas de Cheney. Son passage chez Halliburton lui a rapporté beaucoup d’argent : 44 millions de dollars, dit-on. Et risque de lui attirer pas mal d’ennuis. Bien qu’il jure avoir coupé tous les ponts avec son ancien employeur, il continue en effet de percevoir des « compensations » d’un montant annuel d’environ 150000 dollars (en échange de quoi ?) et a conservé 18 millions de stock-options.
Kellog Brown & Root (KBR), la principale filiale du groupe, se taille la part du lion dans la reconstruction de l’Irak. Le montant des contrats signés à ce jour avec le Pentagone avoisine 11 milliards de dollars. L’an dernier, un contrat de 7 milliards lui a été octroyé, sans appel d’offres préalable, pour la remise en état d’installations pétrolières. La décision aurait été prise, selon le Times de Londres, « au plus haut niveau de l’administration ». Suivez mon regard Plus grave encore, KBR profite de sa position de quasi-monopole pour surfacturer ses prestations. Et comme l’entreprise finance généreusement les campagnes électorales de nombreux hommes politiques américains, presque tous républicains, de fâcheuses rumeurs circulent…
Bien entendu, Cheney jure n’être au courant de rien. Plusieurs informations judiciaires ont été ouvertes, mais sa responsabilité éventuelle ne sera pas aisée à établir toutes les pistes qui pourraient permettre de remonter jusqu’à lui ont été méthodiquement brouillées. Reste à évaluer l’impact électoral des « affaires ». Pour cela, il faudra
attendre le 2 novembre.
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