De Tokyo à Bagdad

Pourquoi les États-Unis ne parviennent pas à aider l’Irak à se redresser, à l’instar du Japon après la Seconde Guerre mondiale.

Publié le 20 septembre 2004 Lecture : 4 minutes.

« Avec le recul du temps, l’occupation américaine [au Japon] devait se révéler, sans doute à cause de son inspiration quasi révolutionnaire, la plus belle réussite de la politique asiatique des États-Unis dans les années d’après-guerre. » Voilà ce qu’on peut lire dans l’Histoire du Japon et des Japonais, d’Edwin O. Reischauer, un ouvrage de référence publié en 1946 et sans cesse complété et réédité depuis (en France, dans la collection « Points Histoire », au Seuil). Reischauer a par ailleurs été ambassadeur des États-Unis à Tokyo de 1961 à 1966 et professeur à Harvard.
À la mi-septembre 2004, en Irak, deux mois et demi après le transfert du pouvoir au nouveau gouvernement provisoire de Iyad Allaoui, une autre occupation américaine ne se présente pas, celle-là, comme une réussite. Sur fond de guerre insurrectionnelle généralisée, des affrontements sanglants opposent l’Armée du Mahdi [de l’imam Moqtada Sadr] et la guérilla sunnite aux troupes de la coalition et à la police irakienne. Le cap des mille morts américains a été franchi et l’on évoque le chiffre de 11 000 à 15 000 tués dans la population civile. Les enlèvements se multiplient ; le pétrole a rarement été aussi cher ; et le président Bush a eu un lapsus révélateur en déclarant à la télévision que « cette guerre n’est pas gagnable ».
Pourquoi, d’un côté, ces quinze mois et demi d’échec de l’administration Bush et, de l’autre, une telle réussite au Japon (qui a demandé quand même des années d’efforts) ? Parce que si abominable que fût le régime de Saddam Hussein, il était aberrant, de la part des « néoconservateurs » de Washington, d’imaginer qu’il suffirait de le renverser par des moyens militaires pour faire partager à l’Irak et au « Grand Moyen-Orient » le « rêve américain ». En éliminant l’armée et le parti Baas, on se privait de relais d’autorité, et on ouvrait la porte à l’anarchie dans une société dont la seule tradition politique est l’assassinat et le coup d’État. Et qui est, par ailleurs, religieusement et ethniquement divisée. Loin d’ouvrir les portes de la démocratie, la guerre de Bush a embrasé l’Irak et créé une situation dont nul ne voit l’issue.
Tout au contraire, lorsque le 2 septembre 1945, à bord du cuirassé Missouri, le général Douglas MacArthur impose la reddition du Japon, l’administration démocrate dispose d’un plan mûri depuis l’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, et peaufiné tout au long de la reconquête du Pacifique, bataille navale après bataille navale, île par île, de Guadalcanal à Leyte. Ce plan est même consigné dans un document intitulé « Orientation pour une politique américaine applicable après la capitulation japonaise ».
La puissance et la détermination de l’occupant américain ne font aucun doute. Elles ont été confirmées, le 6 août, par Little Boy, la première bombe atomique lâchée sur Hiroshima, et le 9 août, par Fat Man, l’autre bombe, tombée sur Nagasaki : 78 000 et 23 000 morts sur le coup, plus de 300 000 dans les cinq années qui suivent. « L’orientation » ne fait pas de doute : c’est la « réforme éclairée ». En charge, le commandant des forces alliées en Extrême-Orient : MacArthur, 65 ans, celui que son biographe William Manchester appelle le « César américain ».
La mesure la plus symbolique est le maintien sur son trône de l’empereur Hirohito, descendant de la plus ancienne dynastie régnante du monde. Mais il doit renoncer à ses prérogatives « divines » et accepter une Constitution d’esprit démocratique. Elle stipule que le « peuple japonais renonce à tout jamais à la guerre comme droit souverain de la nation », supprime la noblesse et accorde le droit de vote aux femmes.
Immédiatement, MacArthur démobilise les 4 millions de soldats japonais, détruit le potentiel militaire du pays, dissout les cartels familiaux, interdit la censure et la discrimination raciale et religieuse. Un tribunal international juge les principaux criminels de guerre et condamne à mort le Premier ministre Hideki Tojo, l’homme de Pearl Harbor, plus une dizaine de généraux. Des tribunaux locaux jugent des officiers de l’armée de terre et de la marine qui ont violé les lois de la guerre : 4 200 sont condamnés et 720 exécutés.
L’éducation élémentaire avait déjà fait l’objet d’une réforme à la fin du XIXe siècle, sous l’ère Meiji. On ouvre plus largement l’accès à l’enseignement supérieur, et on purge les manuels des élans militaristes ou nationalistes.
À l’automne 1948, la victoire des communistes se confirme en Chine : le redressement économique devient un impératif. On met fin à la politique de démantèlement des trusts. Les industriels en profitent pour se livrer à une « purge rouge », et la politique de l’occupant commence à être violemment critiquée. Washington songe à un traité de paix, mais l’Union soviétique fait obstacle à la convocation d’une conférence internationale. Le 25 juin 1950, c’est l’invasion de la Corée du Sud par les forces du Nord. Et le 11 avril 1951, le rappel de MacArthur, un peu trop « césariste » au goût du président Harry Truman. Il faudra attendre le 8 septembre 1951, six ans après le Missouri, pour qu’un traité de paix soit signé entre les États-Unis et le Japon. Les deux pays, on le sait, gardent aujourd’hui encore des « liens spéciaux ». Des liens spéciaux sont-ils imaginables entre Washington et Bagdad ? Quand ?

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