Cauchemar sans fin

En publiant « La Petite Fille au kalachnikov », apporte un témoignage bouleversant sur l’univers des jeunes enrôlés dans l’armée de Yoweri Museveni, avant et après la guerre civile en Ouganda.

Publié le 21 septembre 2004 Lecture : 9 minutes.

Combien sont-ils, âgés de moins de 18 ans, à mourir pour des causes auxquelles ils ne comprennent rien ? Selon la Coalition pour mettre fin à l’utilisation d’enfants-soldats : 300 000 gamins combattraient dans une trentaine de pays. Parmi eux, 120 000 Africains. Pourtant, la Cour pénale internationale considère le recrutement de mineurs de moins de 15 ans comme un crime de guerre depuis 1998. L’archevêque Desmond Tutu s’emporte : « Il est immoral que les adultes désirent que les enfants fassent la guerre pour eux… Il n’y a simplement pas d’excuse, pas d’argument acceptable, pour armer les enfants. » Belles paroles ! Mais sont-elles entendues au Soudan, en Ouganda, au Congo, en Angola, au Pakistan, en Colombie, au Mexique, aux Philippines et dans bien d’autres pays ?
China Keitetsi, 28 ans, a réussi à coucher sur papier son expérience dans l’armée ougandaise de Yoweri Museveni, avant et après sa prise du pouvoir en 1986. Aujourd’hui réfugiée au Danemark, elle a entamé une longue psychothérapie. La Petite Fille au kalachnikov(*) est un témoignage brut. Traduit en sept langues, il sera bientôt adapté au cinéma (Miramax Pictures).

C’est l’histoire de plusieurs morts et d’une renaissance. Dans La Petite Fille au kalachnikov, l’Ougandaise China Keitetsi raconte son enfance perdue, « tombée dans l’oubli depuis longtemps », pour « se débarrasser des lourdes pierres qui lui brisent les épaules ». Son récit n’est pas une uvre littéraire, c’est un témoignage. Aujourd’hui réfugiée au Danemark, China tente de soigner ses blessures. « À présent, je suis là pour mesurer les pertes. Nous avons perdu notre enfance, notre dignité de femme ; nous avons perdu nos rêves innocents, nous restons là, à haïr notre propre peau, privés de nos pensées d’enfant et même de nos pensées d’adulte. Et pourtant, nous sommes déjà les mères d’enfants que nous ont donnés des hommes du même âge que nos pères. » Inutile de compter les cicatrices, elles ne disent pas le nombre des blessures.
« La plupart de mes souvenirs sont des cauchemars », écrit China Keitetsi quand elle aborde le récit de sa prime enfance. Fille d’un propriétaire tutsi de l’ouest de l’Ouganda, née en 1976, elle est dès l’âge de 6 mois séparée de sa mère et se retrouve entre les griffes de sa grand-mère paternelle. La violence est quotidienne : quand China fait pipi au lit, elle reçoit des coups. Quand elle pose des questions, aussi. Quand elle ne travaille pas suffisamment, elle est privée de nourriture. Ses seuls refuges sont le goût sucré des bananes et le poil soyeux de ses chèvres. Le jour où son père revient à la ferme, elle croit un instant que les choses vont s’améliorer. Pourtant, lui aussi, bien qu’éduqué, n’hésite pas à la frapper, encouragé par sa nouvelle femme. Jusqu’à lui briser les côtes. Le comble est atteint quand il l’oblige à assister à l’abattage de ses chèvres. China ne pense qu’à une chose : « Fuir, fuir, fuir, quitte à en mourir. »
Emmenée en ville, où elle retrouve une ribambelle de demi-frères et de demi-surs, elle a pendant quelques jours la chance de pouvoir aller à l’école. Ses yeux légèrement bridés et sa jolie frimousse lui valent le surnom de « Baby ». Bagarreuse, elle ne s’en laisse pas conter : « Chaque jour, j’étais couverte de nouvelles ecchymoses, car je me battais avec tous ceux qui m’appelaient Baby. » Puis c’est le retour à la ferme et la situation du père qui se détériore le président Milton Obote, le dictateur qui a succédé à Idi Amin Dada, pourchasse les Tutsis accusés de soutenir le mouvement rebelle de Yoweri Kaguta Museveni (National Resistance Army). Les corrections « ressemblent de plus en plus à des mutilations ». Les fugues se suivent et se terminent toutes de la même manière, par un retour au bercail et une pluie de coups.
En 1984, China a à peine 9 ans quand elle réussit enfin à s’enfuir pour de bon du foyer honni pour tenter de retrouver sa vraie mère. Mais lorsqu’elle y parvient, c’est pour se rendre compte que celle-ci lui est totalement étrangère. Désemparée, elle fuit de nouveau et monte dans le premier train qui passe, sans savoir où il va.
Perdue au milieu de nulle part, affamée, elle tombe par hasard sur un groupe de soldats de la NRA. Elle leur ment : elle recherche sa mère, son père est mort. Les militaires l’accueillent et lui donnent une couverture. Sa vie va changer du tout au tout.
Quand elle se réveille, China voit « des enfants, petits et grands, marchant aux côtés d’un homme en uniforme militaire » et espère pouvoir « jouer avec eux ». Un espoir rapidement exaucé : « Le troisième jour, j’eus la permission de jouer avec les autres enfants et fus contente et fière de pouvoir marcher avec eux. [] Certains donnaient l’impression d’avoir déjà de l’expérience, d’autres étaient aussi nouveaux et inexpérimentés que moi. Le contact était difficile, car la plupart parlaient une autre langue. Après la pause, douze enfants furent choisis pour effectuer des exercices de tir. Chacun reçut un AK-47 et l’ordre de prendre position derrière une petite colline. » Monter et démonter son arme, marcher au pas, apprendre le swahili pour lutter contre l’ukabira (l’appartenance tribale) : l’entraînement est de courte durée. China est bientôt intégrée au sein d’une équipe de commando et envoyée sur le front, face aux troupes gouvernementales. La première mission est simple : China et ses compagnons doivent faire semblant de jouer dans le sable, au milieu d’une route, dans l’attente d’un convoi militaire. Quand celui-ci s’immobilise pour ne pas les écraser, les soldats embusqués ouvrent le feu. Avant même que les enfants ne soient à couvert. « Tout ce qui se trouvait sur la route fut réduit en pièces. Le vacarme était assourdissant et m’effraya plus que tout ce que j’avais déjà vécu. C’était tout sauf un jeu. » De retour au camp, les enfants sont fêtés et accueillis à la table du chef, Yoweri Museveni.
D’autres batailles suivront et conduiront les rebelles jusqu’à Kampala. China se souvient des heures les plus cruelles de cette guerre à laquelle elle ne comprenait rien et où elle faisait corps avec son Uzi. « Je retenais ma respiration lorsque les premières salves de fusil déchirèrent le silence de la nuit. C’était notre signal pour attaquer le camp et en tuer tous les occupants. Des hommes et des femmes nus sortirent en courant pour s’écrouler aussitôt en un tas ensanglanté. [] Lorsque nous nous emparâmes du campement, une triste vision s’offrit à nous : partout gisaient des cadavres de chèvres, de poules, de soldats et de leurs femmes. [] Les prisonniers apprirent que nous ne gaspillerions pas de balles pour eux. On leur décrivit la mort qui les attendait : « Après que vous aurez creusé votre tombe, je demanderai aux meilleurs hommes de vous fendre le crâne avec un akakumbi. »
Pour la plupart orphelins, n’ayant nulle part où aller, les enfants font preuve d’une loyauté sans bornes pour leurs chefs, auxquels ils obéissent avec un sonore « Yes, Afande ! » China peut aujourd’hui le dire : « Pour beaucoup, tuer et torturer était une tâche passionnante, une manière de satisfaire leurs supérieurs. Nous étions trop jeunes pour comprendre que les exactions que nous faisions subir à nos prisonniers se transformeraient en cauchemars dont nous ne nous débarrasserions jamais. »
Lentement, l’armée de Museveni s’approche de la capitale ougandaise. La bataille de Masaka (Sud-Ouest) est l’une des plus rudes. China rampe et tire, aveuglée par la poudre, imaginant que les balles ne peuvent pas l’atteindre. Après des exécutions particulièrement violentes, les enfants se rassemblent et bavardent « comme si de rien n’était ». « Ils rivalisaient entre eux en se donnant des surnoms comme Chuck Norris, Rambo ou Suicide. [] Au pont de Katonga, je dus décider si je voulais être une personne brisée, mais encore capable de sentiments, ou une guerrière pur-sang. Un enfant est-il capable de prendre ce genre de décision ? » Certains partent au combat avec plus de trois magasins fixés à leur AK-47.
Quand Kampala tombe, en 1986, le répit est de courte durée : le front s’est déplacé vers le Nord. De nouveau, China s’enfuit, en uniforme et armée. Sa désertion passe inaperçue : les enfants-soldats ne sont pas répertoriés. Ils n’existent pas. Elle retrouve la maison de sa mère et une certaine douceur de vivre. Mais à l’école, on la prend pour une folle et, à la maison, elle erre sans but. Il n’y a pas trente-six solutions : la NRA continue de recruter, et China est aussitôt engagée comme soldate de première classe assignée au 45e bataillon. Jusqu’au jour où, emportée par la colère, elle ouvre le feu sur l’un de ses camarades. S’ensuit une période d’errance entre vie civile et petits boulots en armes. Les rencontres de la jeune fille qui va sur ses 13 ans sont rarement heureuses. Violée à plusieurs reprises, elle doit se méfier de tout le monde.
Engagée comme vigile dans le bâtiment administratif de l’armée (State House), elle finit par recevoir les 50 000 shillings promis par Museveni aux anciens combattants. Elle les utilise pour acheter une parcelle de terre à sa mère.
Le hasard lui fait croiser la route d’un ancien chef, Ahmad Kashillingi, qui l’engage comme garde du corps. Une fois de plus, les choses tournent mal : à la moindre dispute, les enfants employés par Kashillingi se tirent dessus !
Dans cette nuit perce une lueur : China tombe amoureuse d’un officier de 24 ans, Moses Drago. Bientôt, alors que la disgrâce de Kashillingi est consommée, elle tombe enceinte. Son fils, né en 1991, n’est pas issu d’un viol : plus chanceuse que d’autres, elle bénéficie d’une protection qui lui assure pendant un temps le gîte et le couvert. Les autres enfants-soldats, eux, ne sont jamais pris en charge : « Bon nombre de mes anciens camarades furent même licenciés de l’armée, car ils commençaient tout doucement à perdre la raison. Ils se mettaient à abattre d’autres soldats pour retourner ensuite l’arme contre eux-mêmes. »
Au bout de neuf mois, l’armée rattrape la jeune mère : elle doit confier son enfant à sa sur Margie, puis à la famille de Moses Drago, avant de se rendre à Karuma, où elle a pour mission d’escorter des convois, cible facile des nouveaux rebelles. Avec l’argent extorqué aux civils, elle tente à plusieurs reprises de « monter une affaire ». Sa naïveté n’a d’égale que la roublardise de ses partenaires. Il lui faut peu de temps pour être ruinée au point de devoir vendre le terrain qu’elle a offert à sa mère.
Recherchée par la police ougandaise pour un vol d’armes qu’elle nie avoir commis, elle ne trouve pas d’autre solution que la fuite. Une fois de plus. De bakchichs en petits cadeaux, elle parvient à obtenir un passeport et un visa pour les États-Unis. Mais il lui faut rejoindre le Kenya et, pour cela, arroser encore d’autres douaniers.
Arrivée à Nairobi, elle ne récolte qu’un cachet d’invalidation sur son visa et doit rentrer à Kampala pour récupérer les 1 000 dollars du billet. La seconde tentative sera la bonne. Le 4 août 1995, elle quitte le Kenya et entre en Tanzanie. Le 8 août, elle est au Zimbabwe, le 9, en Afrique du Sud. Là, elle plonge dans un autre monde dont elle parvient miraculeusement à se préserver : celui de la drogue et de la prostitution. Bien que de nouveau enceinte, elle ne cède qu’au démon de la cigarette : elle en fume plus de quarante par jour. Son second enfant est une fille.
Pendant quatre ans, China erre dans les ténèbres et fréquente un groupe d’opposant ougandais en exil. Enlevée par les services secrets ougandais, elle subit six mois de claustration et de torture avant de réussir à s’enfuir.
Enfin, en 1999, une porte s’ouvre, celle du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, qui la prend en charge. Le Danemark sera son pays d’accueil. Elle arrive à Copenhague le 21 juin 1999. Son fils la rejoindra ici pour y contempler des choses aussi étranges que la Petite Sirène ou les Jardins de Tivoli. « Il m’arrive encore de regretter mon Uzi. Non pas que j’aie envie de tuer, mais parce que pendant tant d’années, mon fusil avait été mon unique protection et m’avait sauvée de la mort », confie-t-elle. Mais aujourd’hui, elle peut « enfin sourire et être gaie ».

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* La Petite Fille au kalachnikov, China Keitetsi, Éditions Complexe, Grip, Unicef, 274 pp., 17 euros.

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