Sfax tient sa revanche

Au bord du gouffre il y a moins de deux ans, le Club sportif sfaxien vient de rafler le titre de champion de Tunisie. Chronique d’une résurrection.

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 7 minutes.

Jamais, même dans ses rêves les plus fous, Slaheddine Zahaf n’aurait imaginé être à pareille fête. Appelé à la rescousse en juillet 2002 à la présidence du Club sportif sfaxien (CSS), une institution du football tunisien, pour sauver un club au bord du gouffre, cet expert-comptable au verbe haut et au caractère bien trempé vient de réaliser l’exploit de remporter trois titres majeurs en une année. Commencée en fanfare avec une victoire surprise en finale de la Coupe arabe, en juin 2004, la saison 2004-2005 du CSS s’est achevée en apothéose le 21 mai dernier avec l’attribution du titre de Champion de Tunisie, après une polémique juridico-sportive qui a tenu le pays en haleine pendant deux semaines.
Ce titre, le premier depuis dix ans pour l’équipe au maillot rayé noir et blanc, inspiré de celui de la célèbre Juventus de Turin italienne, a une saveur particulière. Il met fin à l’hégémonie de l’Espérance sportive de Tunis, le club phare de la capitale, longtemps chouchouté par le pouvoir, et dirigé jusqu’en novembre 2004 par l’omnipotent Slim Chiboub, le gendre du président Zine el-Abidine Ben Ali. L’Espérance, qui avait remporté les huit dernières éditions du championnat, au point d’ôter beaucoup de son intérêt à la compétition, a clos sa saison sur une année blanche.
Sacré Champion au terme d’un final rocambolesque, le CSS a cependant failli être privé de son titre sur tapis vert, après le dépôt, par l’Étoile sportive du Sahel, le club de Sousse, d’une réserve technique sur le résultat du match l’ayant opposé, le 6 mai, au Club africain (CA). L’Étoile, qui avait fait la course en tête et semblait promise au titre, avait ce jour-là concédé une défaite inattendue face au CA, défaite qui avait permis au CSS de s’installer dans un fauteuil de leader qu’il allait conserver jusqu’à l’ultime journée. Prétextant qu’un joueur était entré en cours de jeu alors qu’il ne possédait pas de contrat valable, l’Étoile avait demandé, et dans un premier temps obtenu, que le résultat du match soit annulé et la rencontre rejouée le 25 mai. Cette décision du Haut Comité d’arbitrage sportif avait suscité un tollé tant à Sfax que dans le milieu du football tunisien et a finalement été annulée par la Fédération tunisienne de football, après consultation de la Fifa.
Slaheddine Zahaf, qui avait fait un malaise à l’annonce de la décision privant son club du titre, avait menacé de démissionner s’il n’obtenait pas gain de cause. Aujourd’hui, alors que son club doit disputer, le 24 juin, la finale de la Coupe arabe face aux Saoudiens de l’Ittihad de Djeddah, il savoure : « Ce titre sonne comme une réponse pour les trente années pendant lesquelles les instances du football national ont servi les intérêts de nos adversaires : l’Espérance de Tunis en premier, l’Étoile du Sahel et le Club africain… » Si ce trophée a un goût de revanche, c’est aussi parce qu’entre Sfax, la deuxième ville du pays (850 000 habitants), austère, commerçante et industrieuse, et les deux autres grandes métropoles du littoral, Tunis et Sousse, les choses n’ont jamais été simples.
La rivalité sportive n’est que le « prolongement autorisé » d’un lourd antagonisme régional et culturel. Les Sfaxiens, éternels mal-aimés du pouvoir central, ont le sentiment que la politique est le domaine réservé des Sahéliens et des Tunisois. Selon l’adage, un Sfaxien ne deviendra jamais président en Tunisie… De leur côté, « les autres », s’ils reconnaissent aux Sfaxiens le goût du travail, leur reprochent leur mainmise sur le monde économique, leur tendance à se serrer les coudes en toutes circonstances, notamment en affaires, ainsi que leur avarice et leur goût prononcé pour l’endogamie. Car les Sfaxiens, toujours selon l’adage, se marient entre eux…
Le CSS, club symbole de sa ville et de sa région, est, sur le plan sportif, l’un des quatre ténors du football tunisien. Il a vu défiler sous ses couleurs les plus grands noms : les mythiques Mohamed Ali Akid ou Hamadi el-Agrebi dans les années 1970-1980, Sami Trabelsi et Skander Souayeh à la fin des années 1990, ou encore Hatem Trabelsi à l’orée des années 2000. Mais lorsque Zahaf se voit confier les rênes du club, il est au bord de la banqueroute. Les résultats sont médiocres, et les finances dans le rouge, avec un déficit de 3 millions de dinars tunisiens (environ 1,9 million d’euros) pour un budget à peine plus élevé.
Endetté auprès de ses fournisseurs, le club est à deux doigts de la cessation de paiements. Son principal bailleur de fonds, la Biat, une grande banque privée contrôlée par des capitaux… sfaxiens, n’est plus disposé à injecter de l’argent dans ce qui ressemble à un « puits sans fonds ». Zahaf, qui a été vice-président du CSS entre 1996 et 1999, vient de purger une suspension de trois ans infligée par la Fédération pour tentative de corruption d’arbitre lors d’un match de Coupe d’Afrique opposant le CSS à une équipe zambienne. Entier, fonceur, entêté, naïf aussi – car il s’est fait prendre la main dans le sac -, il n’appartient pas à l’establishment des grandes familles sfaxiennes, c’est un self-made man, qui se soucie peu des équilibres politiques et a horreur de la langue de bois. Le sauvetage du club a des allures de mission impossible.
Zahaf prend le taureau par les cornes. Il faut tailler dans la dépense. Son leitmotiv : « Le club doit devenir autonome et être géré comme une entreprise. » Il évoque une possible faillite, et décide de se débarrasser des contrats onéreux et des vedettes surpayées. Personne n’est intransférable. Des vedettes adulées quittent le club, comme le prometteur Ahmed Hammi, parti à Sousse, contre un chèque de 400 000 dollars. L’équilibre financier prime le sportif.
Le club s’appuie sur les jeunes du centre de formation, ne garde parmi les autres que les plus motivés et ceux qui acceptent des réductions drastiques de salaires. Il crée une cellule permanente de détection, qui part superviser les joueurs étrangers. Pratique courante dans les clubs européens, mais inédite en Tunisie. Bref, le fonctionnement est professionnalisé.
En plus d’un budget à la baisse, le CSS est privé de son stade, le Taieb-Mhiri, en rénovation en prévision de la CAN 2004, organisée en Tunisie. Le club doit disputer ses rencontres à domicile… à Tunis ou à Kairouan, devant des assistances souvent faméliques. L’équipe semble filer tout droit vers la deuxième division lorsque l’improbable se produit. Moyen en championnat, le CSS version 2003-2004, coaché par Mrad Mahjoub, enchaîne les exploits en Ligue des clubs champions arabes, en dominant sans trembler l’Espérance de Tunis, les Égyptiens du Zamalek du Caire et d’Al-Ismaïliya.
Un prodige sportif, doublé d’une bénédiction financière grâce à une prime de victoire – 2 millions de dollars – rondelette. « Un véritable miracle vu nos conditions de travail. Aujourd’hui encore je ne sais pas comment on a fait », se souvient Zahaf. Le CSS est financièrement soulagé, mais laisse partir le Sénégalais Tenema Ndiaye, le Libyen Tarak Teieb, ainsi que l’entraîneur Mrad Mahjoub, qui cède aux sirènes de l’Étoile du Sahel. Le club, qu’on croyait affaibli, poursuit cependant sur sa lancée, avec la Coupe de Tunisie, remportée au terme d’un match spectaculaire contre l’Espérance dans l’antre de Radès, en novembre 2004, et un nouveau parcours brillant en Coupe arabe.
La stabilité est la clé du succès sfaxien. Zahaf n’a jamais limogé un entraîneur en cours de saison, alors que la durée moyenne de vie d’un technicien dans un club tunisien ne dépasse pas deux mois et demi… Après Otto Pfister en 2002-2003 et Mrad Mahjoub en 2003-2004, le club s’est attaché cette année les services du Suisse Michel Decastel, qui a reconstruit l’équipe autour d’Anis Boujelbène, de l’impeccable Sénégalais Pape Malick, un futur grand, et de son buteur révélation, Haykel Guemamdia.
Le titre de champion arrive presque trop tôt pour Zahaf. « Nous ne ferons plus de la surenchère dans le recrutement. Notre budget sera limité à 4,5 millions de dinars. Les salaires des joueurs et du staff technique, hors primes, nous coûtent 72 000 dinars mensuels. Ils varient entre 800 et 2 700 dinars par personne. Les projets concernent plutôt les infrastructures et l’environnement du club. » Le président se fixe trois priorités : la construction de 35 loges de grand confort, qui pourront chacune générer une recette de 20 000 à 25 000 dinars par an ; l’augmentation du nombre d’abonnés, actuellement de 1600, qui pourrait passer à 3 000 ; enfin, la création d’un complexe d’hôtellerie et de loisirs, réservé aux abonnés et aux partenaires. « Ils pourraient assurer des rentrées de 500 000 dinars par an, et mettre définitivement à l’abri le club de ses donateurs et mécènes. C’est la rente que j’aimerais laisser au CSS. »
Tous ces projets seront lourds à financer. Zahaf, connu pour son franc-parler, le sait, mais n’attend rien de personne : « Nous préférons compter sur nous-mêmes. L’État n’investit presque plus à Sfax, sinon dans les transports ou la chimie polluante… »

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