Salé-Paris : entre deux mondes
Marocanité, amour des mots et des hommes : Abdellah Taïa se raconte en textes courts.
Le Rouge du tarbouche, deuxième recueil de nouvelles de l’écrivain marocain Abdellah Taïa (31 ans), se situe à la croisée des genres. Entre journal intime, autobiographie et fiction romanesque, le livre nous plonge dans les fantasmes et les réminiscences d’Abdellah, le narrateur. Originaire d’une famille modeste habitant la ville de Salé, près de Rabat, le jeune homme quitte son pays pour étudier la littérature française à Paris. Il y découvre la dure réalité quotidienne, la solitude, la nostalgie du pays. Dans la ville des lumières – belle, mais également cruelle -, il doit apprendre à assumer son homosexualité, devenir adulte et se libérer du passé sans pour autant renier ses racines.
De son enfance au Maroc à sa vie parisienne, de Rabat à la rue de Clignancourt, de Salé à Pigalle, le narrateur navigue entre des mondes parallèles, voire antagonistes, avec la candeur de ceux qui viennent d’ailleurs. « Mon amoureux parisien s’acharnait contre ma façon de vivre et de voir le monde, contre mes croyances d’un autre temps. […] Je me sentais dépossédé de moi-même, de tout ce qui est marocain, arabe. » Ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre, il lui faut transcender sa dualité culturelle et identitaire.
Chaque nouvelle constitue un fragment épars de la vie – réelle ou rêvée, présente ou passée – d’Abdellah. La première, intitulée « Autour de Salé », se lit comme le récit des origines. La suivante, « Le roi est mort », décrit l’immense douleur des Marocains devenus orphelins à la mort du roi Hassan II, « le père de la nation ». Toute une symbolique que cette « mort du père »… qui renvoie en écho à « Premier retour », dans laquelle le narrateur dit au revoir à sa mère et quitte la « mère patrie » à destination de la France, serein et comme réconcilié avec lui-même. Le cordon ombilical serait-il coupé et l’oedipe résolu ?
C’est à Paris que l’imaginaire oriental se déploie pleinement : contes populaires avec leur cortège de djinns, de saints, de fous et de marabouts, sensualité exacerbée malgré les non-dits, les désirs troubles, la promiscuité des corps dans les sociétés arabes, autant de motifs qui constituent la trame du Rouge du tarbouche. Le narrateur évoque également des « tabous » marocains avec un naturel déconcertant. Il suggère d’improbables relations incestueuses et raconte les amours homosexuelles.
Dans « Le maître », il décrit l’ambiguïté du désir et de l’amitié née de sa rencontre décisive avec Abdelfettah Kilito, son professeur de littérature qui suscite en lui enthousiasme et admiration. Référence à La Confusion des sentiments ? Cette nouvelle de Stefan Zweig décrit le même attachement exalté et l’attirance homosexuelle entre l’élève et son maître. Kilito éveille Abdellah à la langue et à la littérature françaises, lui révèle sa vocation : « Devant moi s’ouvrait un nouveau monde, celui de l’écriture littéraire où les mots prennent un sens autre pour révéler le secret et ses lumières, l’invisible et ses signes. M. Kilito était mon mentor. » Le rapport aux mots devient charnel, quasi fétichiste. « Le plaisir de manipuler les mots, les tourner et les retourner inlassablement dans tous les sens, leur chercher de nouvelles couleurs, de nouveaux goûts. » À travers le narrateur, c’est l’auteur qui dit son amour de la langue française. Elle n’est pas sa langue maternelle, mais il la fait sienne, quitte à ce que son écriture reste imprégnée de sa marocanité.
Au fil des nouvelles, il célèbre aussi le septième art (aussi bien les films populaires que les films d’auteur qui nourrissent son monde intérieur), raconte l’émerveillement que lui procurent les salles obscures à la manière du petit garçon de Cinéma Paradiso ou de l’héroïne de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour. Le cinéma est un miracle, une religion, un refuge, une évasion, une drogue, une consolation : « On attend dans l’obscurité la naissance d’un monde, la lumière qui fait tout, qui crée un univers et qui nous embarque dans un rêve étrange, toujours poétique. » Abdellah n’oublie pas de rendre hommage aux écrivains qui le fascinent, en particulier Jean Genet et Roland Barthes, qui ont vécu plusieurs années au Maroc. Cinéma, littérature et vie réelle se mêlent donc indissolublement pour conforter la destinée parisienne du jeune étudiant.
Le Rouge du tarbouche est l’oeuvre à la fois naïve et audacieuse d’un jeune écrivain prometteur. Signe que les temps changent : Le Pain nu, classique de la littérature marocaine écrit en 1952 par Mohamed Choukri, interdit au Maroc pour avoir osé raconter la drogue, la misère, la prostitution et l’homosexualité, a bénéficié d’une levée de la censure en 2000. La parole est enfin libérée, pour le plus grand bonheur d’une nouvelle génération d’auteurs.
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