Lignes rouges

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 4 minutes.

C’était il y a une dizaine d’années, Hassan II s’acheminait sans le savoir vers la fin de son règne, autant dire un autre siècle. Vieux lutteur à gauche de la gauche, ancien héros de l’Armée de libération, militant de tous les combats, Mohamed Bensaïd Aït Idder fait pour la première fois son entrée au Palais. Le roi est là. Au lieu de se courber pour baiser la main du souverain, Bensaïd s’avance, visage tendu, pour l’embrasser. Fermement, Hassan II le repousse : « Tu es ici au Palais, lui dit-il. Si tu n’en respectes pas les règles, n’y entre pas. » « Majesté, je ne les connais pas », répond l’invité. D’un geste imperceptible de la main, le roi convoque alors Driss Basri, qui se précipite : « Enseigne-lui les usages », ordonne-t-il…
L’anecdote ne dit pas si le rebelle se prêta aux leçons du vizir, mais elle est significative. Tranchées, parfois archaïques, pédagogiquement expliquées à longueur de discours royaux et sous-tendues par un appareil répressif prêt à frapper au moindre manquement, les « lignes rouges » formaient à l’époque un triangle de l’interdit délimité par trois valeurs sacrées : la religion, la monarchie et l’intégrité territoriale. Ne pas baiser la main du Commandeur des croyants contrevenait aux deux premiers commandements : intolérable.
Une décennie plus tard, le débat ressurgit. Sauf que ce n’est plus un Bensaïd – lequel avait après tout, pour cela, une vraie légitimité historique – qui le pose et que les enjeux n’ont plus rien de symbolique. Plus encore que les drapeaux marocains brûlés à Laayoune et que les slogans indépendantistes scandés en pleine rue saharienne – une double première dans l’histoire du royaume -, ce sont les déclarations d’une figure médiatique de l’islamisme local, Nadia Yassine, qui font scandale. Dans une interview publiée début juin par l’hebdomadaire Al Ousbouiya Al Jadida, lequel a été normalement diffusé, la fille du fondateur d’Al Adl Wal Ihssane (« Justice et bienfaisance ») affirme tout simplement que « la monarchie ne convient pas au Maroc », que « la fin du régime est proche » et qu’une république est à la fois souhaitable et inévitable.
On peut certes placer ces déclarations dans un triple contexte : celui de la succession, ouverte et conflictuelle, du vieux cheikh Abdessalam Yassine ; celui du « facteur Nadia », l’égérie du mouvement, rentrée passablement regonflée d’une tournée de conférences en Californie, n’ayant jamais été réputée pour sa pondération ; celui enfin, symbolique et onirique, de la proximité du soulèvement général (qawma), donné comme imminent par le cheikh et rêvé par nombre de ses militants. Il n’empêche : joints aux éditoriaux de plus en plus subversifs, au sens propre du terme (« qui renverse ou menace l’ordre établi et les idées reçues »), d’un hebdomadaire comme Le Journal, lequel n’hésite pas à considérer « l’écroulement de l’institution monarchique » comme « une éventualité », ni à s’interroger sur la légitimité d’un régime « à la merci des caprices de la génétique » et qui se refuse à admettre que les Marocains « soient sous l’autorité indiscutable d’un individu en vertu de son ascendance », les coups de boutoir de Nadia Yassine et de ses compagnons de route posent au roi Mohammed VI un problème de fond : celui du seuil de tolérance.
Sans attendre sa réponse, une centaine d’universitaires, de cadres et de militants associatifs ont lancé le 12 juin un « Appel citoyen » qui, tout en proclamant sa foi en un « Maroc du droit, de la citoyenneté, de la justice sociale, de la fraternité et de la prospérité », s’élève contre « ceux qui se fourvoient » et remettent en question par leur « extrémisme » et leur « aventurisme » une transition politique qui est, selon les signataires, « l’une des périodes les plus fécondes de notre histoire ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cet appel, à l’initiative duquel se trouvent quelques personnalités dont le pedigree de défenseurs des droits de l’homme, voire d’ex-détenus d’opinion, est incontestable (Ahmed Herzenni, Khadija Rouissi, Omar Serghrouchni…), n’a pas été suscité. Bien au contraire, à l’instar de celles posées par Khalil Hachimi Idrissi dans le quotidien Aujourd’hui le Maroc, ces personnes posent les vraies questions : « Sur quoi sommes-nous encore d’accord ? La monarchie ? Le Sahara ? La Constitution ? La démocratie ? La nation ? » – et placent en quelque sorte le pouvoir au pied du mur.
Comment réagir ? « Par l’application de la loi, sans zèle mais sans laxisme », répondent les signataires de l’appel. Sans doute – et l’autorité, qui a ordonné des poursuites judiciaires contre Nadia Yassine, semble d’ailleurs vouloir s’engager sur cette voie forcément délicate. Reste que, si toute nation et toute société sécrètent leurs propres « lignes rouges » – indispensables, dans le cas du Maroc, ne serait-ce que pour éviter un choc en retour et une restauration autoritaire -, le recours à la loi pour les faire respecter ne sert à rien si deux conditions ne sont pas remplies. Les redéfinir tout d’abord : celles de Hassan II sont, tout au moins en partie, obsolètes, et celles de Mohammed VI ne sont guère visibles. Les expliquer ensuite à l’opinion nationale, laquelle ne demande qu’à assimiler de nouveaux repères, adaptés au grand bond en avant réalisé depuis six ans dans le domaine des libertés et de la gouvernance démocratiques. Or, qui mieux que l’inspirateur et l’incarnation du nouveau Maroc est à même de faire passer ce double message ?

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