L’homme de Dieu et la justice des hommes

Prêtre, médecin et militant pour les droits de l’homme, le père François Lefort a-t-il abusé sexuellement des jeunes Sénégalais dont il avait la charge ? Ou est-il victime d’une machination ?

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Il comparaît libre. Est-ce pour cette raison que François Lefort des Ylouses paraît si à l’aise dans le prétoire ? Ou parce qu’il est un homme intelligent et qu’il a remarquablement organisé sa défense, par le biais notamment d’un comité de soutien très actif – et largement représenté sur les bancs du public. Prêtre, médecin diplômé de l’université d’Alger, ancien membre de Médecins du monde, de la Fondation Raoul-Follereau (une organisation de lutte contre la lèpre) et de Caritas (filiale du Secours catholique), il a tout d’un homme bien. Avant chaque audience, il arrive légèrement en avance, serre des mains, remercie, congratule ou interroge : « Ai-je été bon, ce matin ? » Prudent, il surveille ses propos, surtout vis-à-vis des journalistes. Le temps n’est plus aux conférences de presse et aux discours destinés à collecter des fonds.
Accusé de « viols et agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans par personne ayant autorité », il comparaît depuis le 6 juin devant la cour d’assises des Hauts-de-Seine, à Nanterre. Depuis dix ans, il ne cesse de clamer son innocence.
En face de lui, sur le banc des parties civiles, cinq jeunes Sénégalais d’une vingtaine d’années. Actuellement emprisonné au Cap-Vert, un sixième manque à l’appel. Tous sont d’anciens enfants des rues. Au moment des faits, ils vivaient au foyer « Avenir de l’enfant », à Rufisque, l’un des établissements où le père Lefort venait prodiguer des soins, des conseils et de l’argent.
La tâche des jurés et de la juge Sabine Foulon, qui préside le tribunal, ne sera pas simple. Les plaignants disent-ils la vérité ou ont-ils été manipulés ? Sont-ils les instruments d’un complot, comme tente de le faire croire François Lefort, ou leurs larmes, leurs silences et leurs blocages révèlent-ils une profonde détresse, un vrai traumatisme ? La société sénégalaise n’est pas tendre pour le godjigen (en wolof, celui qui aime les garçons), mais englobe la victime dans le même opprobre.
Costume bleu sombre et chemise assortie, Lefort (59 ans) ne se laisse à aucun moment démonter par les regards de ses accusateurs braqués sur lui. Le teint très blanc, il répond aux questions d’une voix de basse douce et persuasive. Au revers de sa veste, une barrette de chevalier de la Légion d’honneur obtenue en juillet 1994 (« Pour mon action à Goma, en RD Congo, pendant l’épidémie de choléra », explique-t-il) et une simple croix. On oublierait presque sa condition d’ecclésiastique si Olivier Auféril, l’avocat général, ne s’obstinait à l’appeler « monsieur l’abbé ».
Comment ce fils de bonne famille en est-il arrivé là ? L’engrenage fatal s’est mis en branle il y a presque dix ans. Le 5 décembre 1995, en effet, la police frappe à la porte de son appartement de Neuilly-sur-Seine, une banlieue chic aux portes de Paris. Il apprend que Moussa Sow, le directeur du foyer de Rufisque, a porté plainte contre lui pour viols et attouchements sexuels sur les enfants dont il a la charge. Lefort est déféré au parquet de Nanterre, qui demande l’ouverture d’une information judiciaire, mais le laisse en liberté sous contrôle judiciaire. Enquête et instruction vont s’éterniser.
En 1998, un comité de soutien est constitué (www.f-lefort.org). Il est présidé par Christian Bompard, un entrepreneur à la retraite reconverti dans l’humanitaire, et qui, à ce titre, connaît bien l’Afrique. En avril 2003, le juge d’instruction Eyraud rend une ordonnance de renvoi de l’affaire devant la cour d’assises. Entre-temps, plusieurs péripéties ont relancé l’intérêt du public et des médias. Moussa Sow et Mor Dione, un autre témoin, sont mis en examen pour faux témoignage. Et le journaliste Mehdi Ba publie aux éditions Les Arènes/Golias un livre intitulé L’Illusionniste, un héros de l’humanitaire sur le banc des accusés. Dans sa préface, Laurent Beccaria, l’éditeur, explique comment il a d’abord été séduit par le personnage de Lefort, (« J’étais emballé par ce parcours hors du commun : prêtre et médecin, baroudeur et mystique, sans souci des convenances, toujours présent là où il y avait des coups à prendre »), avant que le doute s’insinue… Un point de vue partagé par Moussa Sow, comme il l’a expliqué lors de son audition, le 14 juin.
L’annonce de la mise en examen du père Lefort s’est apparentée à un coup de tonnerre dans un ciel serein. Certes, la presse est pleine d’histoires de prêtres accusés de crimes sexuels, mais ce pourfendeur de la pédophilie, cette grande figure de l’humanitaire, Prix international des droits de l’homme de surcroît, ne pouvait pas être un violeur d’enfants. Imperturbable – et c’est ce qui a emporté la conviction de la plupart de ceux qui le soutiennent -, celui-ci a poursuivi ses conférences dans les établissements scolaires, publié trois livres et donné d’innombrables d’interviews, avant de repartir en Afrique pour Médecins du monde : Rwanda, Liberia, Sierra Leone, RDC… Parallèlement, il n’a jamais cessé de s’occuper de l’association qu’il a créée, Aide et information sur le monde des enfants de la rue (« Aimer »).
Pourtant, au fil du procès, cette image hautement édifiante s’est quelque peu altérée. Des zones d’ombre sont apparues. À 15 ans, ce jeune bourgeois découvre l’horreur des bidonvilles de la proche banlieue parisienne. Étudiant à la faculté de Nanterre en 1968, il surprend sa famille en entrant au séminaire d’Issy-les-Moulineaux. Le 29 juin 1976, il est ordonné prêtre par le cardinal Duval, à Alger. Six ans plus tard, il décroche un diplôme de médecine et décide de rentrer en France. À l’en croire, le secrétaire d’État français aux travailleurs immigrés lui aurait alors demandé de travailler, en tant que chargé de mission, à la suppression des bidonvilles et à la prévention de la délinquance dans les cités difficiles. « Nulle trace officielle de cet épisode n’a été retrouvée », s’étonne la présidente du tribunal. « Téléphonez à Georgina Dufoix, elle vous répondra tout de suite », rétorque-t-il du tac au tac.
D’autres points demeurent obscurs dans la vie du père Lefort. Il affirme ainsi avoir collaboré avec la police au démantèlement du réseau pédophile Spartacus et dans l’affaire de la librairie parisienne Le Scarabée d’or, qui vendait des revues pédophiles… dont on a malheureusement retrouvé plusieurs exemplaires à son domicile. « Nous n’avons jamais convoqué monsieur Lefort, ni reçu de sa part aucune aide », a affirmé, à la barre, le commissaire Jean-Marc Souvira, de la brigade des mineurs de Paris.
En 1984, il entreprend un tour du monde et découvre les enfants de la rue. Fin 1985, il est médecin dans une zone désertique, à 500 km à l’est de Nouakchott. Directeur de Caritas Mauritanie entre décembre 1989 et décembre 1992, il participe à la création de centres d’accueil pour les enfants déshérités. Il quittera le pays à la demande de son évêque, pour des « raisons politiques ». En 1994 et 1995, il fait plusieurs séjours au Sénégal. Secrétaire général du fonds de solidarité de la Fondation Raoul-Follereau, il s’occupe du financement de centres d’accueil pour enfants à Saint-Louis, Thiès, Grand Yoff et Rufisque. C’est dans cette dernière ville, on l’a vu, que ses ennuis vont commencer…
Au tribunal, les témoignages à charge, même s’ils sont parfois contradictoires ou incomplets, finissent imperceptiblement par tisser autour du baroudeur au grand coeur une toile de présomptions : enfants que l’on cherche et que l’on aperçoit dans sa chambre, babillages à double sens, cadeaux surprenants, coïncidences troublantes… Le père Lefort perd un peu pied. Pourquoi soignait-il les enfants dans sa chambre alors qu’il existait une infirmerie ? « Je ne me souviens pas de cette infirmerie », répond-il. Pourquoi hébergeait-il dans sa chambre les jeunes qu’il emmenait avec lui en France pour illustrer ses conférences ? « En Afrique, il est fréquent de dormir à plusieurs dans une même chambre. »
Le 7 juin, l’avocat général annonce qu’Yves Marguerat, un membre actif de son comité de soutien, est maintenu en détention provisoire depuis le mois de février précédent pour des faits similaires commis à Lomé, au Togo. Lefort encaisse le coup, mais ne change pas sa ligne de défense : « S’il y a une victime ici, c’est moi, persiste-t-il à affirmer. Je ne comprends pas pourquoi ces jeunes m’accusent. Le regard de l’autre ne m’intéresse pas, c’est ma conscience personnelle qui est importante. »
Verdict attendu le 24 juin.

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