Les mystères de l’Ouest

Villages désolés, familles endeuillées, populations éplorées… Connaîtra-t-on jamais les responsables des récents massacres dans cette région du pays ?

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

« Notre peuple en voie d’extermination vous accueille à Duékoué… » Ce mot de bienvenue du député Diézon Dibé Bernard au président Laurent Gbagbo traduit l’état d’esprit de la population dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, sans doute la région la plus éprouvée depuis que, dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, une tentative de coup d’État a dégénéré en rébellion, puis en crise politique.
La ville, située à 450 km d’Abidjan, une paisible préfecture de 200 000 habitants, perdue dans la région des Montagnes, à la frontière avec la « zone de confiance » qui sépare le sud du pays sous contrôle gouvernemental et le Nord occupé par les Forces nouvelles (ex-rébellion), a été le théâtre de massacres. Au cours de ces dernières semaines, organisations humanitaires, reporters, cameramen et soldats des forces loyalistes s’y sont donné rendez-vous. Deux villages de la périphérie de cette agglomération, Petit Duékoué et Guitrozon, 4 000 et 5 000 habitants, ont subi les assauts nocturnes d’une bande de tueurs qui a fait le coup de feu et joué de la machette, brûlé vif des habitants, découpé des femmes et des enfants à la machette, abattu des personnes de tous âges. Guitrozon, qui a accueilli Gbagbo dans l’après-midi du 14 juin, « respire » la désolation et l’indignation. La tristesse se lit sur les visages de cette population éplorée, rassemblée sur la place du village. La désolation est partout : des cases incendiées, d’autres éventrées, d’autres encore dénudées, la toiture partie en fumée. Une concession, sous un papayer fleuri, a abrité l’un des drames les plus brutaux : une mère de famille y a été découpée à la machette avec son bébé qu’elle venait de mettre au monde deux heures plus tôt.
Bilan d’une nuit d’horreur à Guitrozon : 28 morts et plusieurs dizaines de blessés graves, dont de grands brûlés. Qui sont les auteurs de ces massacres ? Les accusations fusent de partout, contradictoires. Les victimes, elles, sont unanimes : elles ont été la cible d’étrangers qu’elles ont accueillis sur leurs terres (Burkinabè, Baoulés, Dioulas…) et qui se sont retournés contre elles avec l’aide d’éléments des Forces nouvelles qui ont peu à peu infiltré la « zone de confiance ». C’est aussi la thèse de la présidence. Une seule certitude : les massacres de Petit Duékoué et de Guitrozon sont un effet direct de la guerre et du climat de tension qu’elle a créé, dans toutes les régions du pays, entre les communautés autochtones d’une part, et allogènes et étrangères de l’autre. Une enquête diligentée après les massacres a conduit à l’arrestation de vingt personnes (quinze Baoulés et cinq Burkinabè). En attendant qu’elle aille à son terme et livre tous ses secrets, on s’affaire pour « réparer les dégâts », sauver ce qui peut encore l’être.
L’hôpital général de Duékoué, un amas de bâtiments blanc pâle en forme de hangars entôlés, est débordé. On y recense tous les cas : une fillette de 15 ans avec une fesse arrachée à la machette, un vieil homme au corps criblé de balles, une femme à la nuque fendue, un garçon au crâne défoncé à la hache… Un instant émouvant marque la visite au chevet des malades : une femme éprouvée interpelle Laurent Gbagbo : « Président, j’ai mal. Au secours ! » Gbagbo la console, non sans lui faire remettre des billets de banque par son aide de camp, l’omniprésent colonel Logbo.
Le drame humain de l’Ouest, ce sont aussi des milliers de personnes déplacées, regroupées dans des sites éparpillés dans la région, dont deux à Duékoué : les locaux de la mairie et la Mission catholique. Ce dernier site, qui a accueilli jusqu’à 12 000 personnes au plus fort de la tuerie et en abrite aujourd’hui quelque 4 000 hébergés dans des abris de fortune, en bâches ou en paille. « L’aide humanitaire a vite été déployée, indique Christian Grau, administrateur chargé de l’urgence à l’Unicef. Nous avons en un temps record mis en place les abris, des latrines et un dispositif pour nourrir ces populations… »
Des habitants de villages entiers errent, délogés de leurs terres par des groupes mieux armés. En cause : la rivalité entre autochtones (Guérés, Wobés) et allogènes (Baoulés, Dioulas, Burkinabè…) pour l’accès aux sols fertiles de la région. À en croire Émile Guiriéoulou, député de Guiglo, « dix-sept villages composant la sous-préfecture de Zou, dans le département de Bangolo, sont aujourd’hui vidés de leur population autochtone et occupés par des étrangers encadrés par des dozos, les chasseurs traditionnels eux-mêmes installés par les militaires français de l’opération Licorne ».
L’Ouest n’en finit pas de souffrir le martyre depuis décembre 2002 quand des mercenaires libériens infiltrés dans le territoire ivoirien ont commencé à appliquer leurs « méthodes » macabres dans la localité de Man. Dans l’ensemble de la région, un bilan officiel évalue aujourd’hui le nombre global de victimes d’exactions entre 2002 et 2004 à 2 357 morts (dont 583 hommes, 928 femmes, 361 enfants de moins de 15 ans et 485 enfants de moins de 6 ans). S’y ajoutent les 212 tués et 125 blessés recensés au cours du premier semestre 2005 ainsi que les milliers de personnes déplacées. Un des greniers de la Côte d’Ivoire, axe important de la boucle du cacao, est aujourd’hui exposé à un risque de crise alimentaire. Selon des responsables de l’antenne locale de l’Organisation de coordination des actions humanitaires (Ocha), « le programme de relance de l’agriculture dans l’Ouest est soumis à de réelles incertitudes. Alors que l’hivernage est là, les populations sont éloignées de leurs villages et de leurs champs. Si elles ne sont pas relogées d’urgence, le fiasco programmé de cette campagne agricole sera lourd de menaces pour la sécurité alimentaire. » Le désastre, en somme… À l’image du pays dans son ensemble où, au fil de la crise, tous les secteurs s’effondrent les uns après les autres.
Sur la situation sécuritaire de la région, le chef d’état-major des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), Philippe Mangou, affirme, à propos des dernières tueries à Petit Duékoué et à Guitrozon : « Nous avions été alertés que des attaques auraient lieu. Nous avions ainsi renforcé notre dispositif dans la localité et commencé à préparer une riposte. Je dois reconnaître que nos hommes n’ont pu empêcher les massacres du fait d’une méconnaissance du terrain : ils ont bouché les corridors que les tueurs ont allègrement évités pour emprunter des sentiers. Pour sécuriser cette partie de notre pays, il est urgent de pousser la « zone de confiance » de Bangolo à Logoualé. Les combattants des Forces nouvelles ne cessent de sauter cette ligne pour venir commettre leurs forfaits en zone loyaliste. Un autre problème se pose : la population de l’Ouest a du mal à cohabiter avec la force française d’interposition dans laquelle elle n’a plus la moindre confiance. »
La « zone de confiance », une bande de terre large de 62 km divisant la Côte d’Ivoire en deux, d’Est en Ouest, est surveillée par un contingent de 6 200 hommes de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Baptisée « zone de défiance » par les élus de la région, qualifiée le 15 juin à Guiglo de « zone de mort » par Laurent Gbagbo, cette ligne de démarcation soulève aujourd’hui passions et controverses. Ce qui devait être une solution est devenu un problème. En marge de « sa tournée d’observation et d’écoute dans l’Ouest », du 14 au 16 juin, Laurent Gbagbo nous a confié : « Je ne peux pas accepter ce qui se passe dans cette région. Je vais prendre des mesures radicales pour y mettre fin, en commençant par militariser la zone, c’est-à-dire confier toute son administration à des militaires, y installer des troupes conséquentes. Pour la zone de confiance, je vais engager des discussions poussées avec l’Onuci, prendre toutes les dispositions pour qu’elle soit plus sûre pour tous ceux qui vivent aux alentours. »

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