Cinq mois en enfer

Libérée le 11 juin, Florence Aubenas, la journaliste du quotidien français « Libération » détenue en Irak pendant 157 jours, raconte son cauchemar.

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

« Today, Paris ! » C’est par ces quelques mots bafouillés dans un anglais approximatif que notre consoeur Florence Aubenas, retenue en otage en Irak depuis 157 jours, apprend, le samedi 11 juin, qu’elle va être libérée. Ses ravisseurs lui retirent son bandeau, lui offrent des vêtements propres, du parfum, une traduction en anglais du Coran, en dix volumes, et un verre de thé… Elle retrouve son compagnon de captivité, Hussein Hanoun el-Saadi, son guide-interprète, un ancien pilote de chasse, formé en France sur mirage F1 dans les années 1980.
Colonel décoré trois fois pour faits de bravoure, il a été démobilisé en 1991 après la première guerre avec les États-Unis et s’est reconverti dans le commerce. Sûr de son jugement, connaissant bien les risques et très introduit dans les milieux de la résistance nationaliste, il est devenu un « fixeur » apprécié des journalistes français après l’invasion américaine. Mais ce « militaire dans l’âme » est pourtant tombé dans un piège, le 5 janvier, par un froid après-midi d’hiver. Florence et lui terminaient alors un reportage sur les rescapés de Fallouja, la ville martyre assiégée puis rasée par les Américains au mois de novembre précédent. Quelques familles avaient trouvé refuge à Bagdad, aux abords de l’université. Grand reporter au quotidien Libération, pour lequel elle a notamment couvert le génocide rwandais et les guerres de Bosnie et du Kosovo, ainsi que l’actualité du Maghreb, Florence Aubenas était arrivée en Irak quelques semaines auparavant, pour suivre les élections du 30 janvier.
Un peu remise de ses émotions après 24 heures d’un intense debriefing à la Direction générale des services extérieurs (DGSE), elle donne rendez-vous à la presse dans l’après-midi du 14 juin pour faire le récit de ses cinq mois d’enfer. Amaigrie de 13 kg mais impressionnante d’énergie et de vitalité, elle raconte avec pudeur, humour, et une étonnante maîtrise d’elle-même sa vie aveugle, ligotée dans une cave sombre de 4 mètres sur 2 et de 1,5 mètre de hauteur, seule d’abord, puis avec un homme qui lui avait été présenté comme « numéro 5 » et avec qui on lui avait interdit d’échanger le moindre mot. À en croire son récit, ce n’est que dix jours avant sa libération qu’elle a découvert que l’homme en question n’était autre que Hussein, son guide, dont elle avait été dans un premier temps séparée.
« Quand on m’a jetée dans ce trou, j’imaginais que c’était une antichambre avant un transfert ou une exécution. Jamais je n’aurais imaginé rester si longtemps dans cet endroit, allongée dans le noir toute la journée sur un lit de 90 cm. Au début, on passe par des phases d’espoir et d’abattement. Le 8 janvier, trois jours après l’enlèvement, un gardien m’a dit : « À partir de maintenant, tu t’appelleras Leïla, et tu ne répondras plus qu’à ce prénom. » On me faisait sortir deux fois par jour, pour aller aux toilettes. J’avais droit à une assiette de riz, et à du thé, le matin. Et à une douche par mois. J’ai gardé le bandeau sur les yeux en permanence. »
Ses gardiens organisent un simulacre de procès. Leur première question fuse, déroutante : « Que pensez-vous de l’attitude de la France pendant la guerre d’Algérie ? » D’autres suivent, du même tonneau : la question palestinienne, l’Irak, les États-Unis… Les ravisseurs font mine de refuser de croire qu’elle est journaliste. Impossible qu’une femme ait été choisie pour couvrir un sujet sérieux comme la guerre en Irak ! On l’a vue à l’ambassade de France, avec des diplomates : c’est forcément une espionne. Elle proteste. Le verdict est mis en délibéré… On la reconduit dans sa cave.
Le 10 janvier, on fait entrer un second détenu, qui prend place sur un lit en face du sien. Les gardiens les épient et leur imposent un silence absolu. Le 17, trois hommes font irruption dans la cellule en hurlant : « Vous avez parlé. » Les deux otages sont bastonnés. Vers la fin du mois, on la fait sortir et on la présente au Boss, celui qui semble être le chef de ses ravisseurs. Lesquels se font appeler les « moudjahidine ». Il ne s’agit ni de tueurs djihadistes à la solde d’Abou Moussab al-Zarqaoui ni de membres de l’Armée islamique en Irak, auteur de l’enlèvement de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, mais de sunnites salafistes « modérés » – tout est relatif. Peut-être d’anciens militaires ou agents des Moukhabarate, les services secrets de Saddam Hussein.
Le mobile du rapt est-il d’abord crapuleux ? Déroutés par le comportement de preneurs d’otages qui s’enferment dans le mutisme pour faire monter les enchères, les Français en arriveront d’abord à cette conclusion. Par la suite, on apprendra que ce même groupe a aussi retenu en otages les trois journalistes roumains enlevés en mars et libérés deux mois plus tard. Apprenant la libération de Florence, Marie-Jeanne Ion, soulagée, confessera avoir partagé la même cellule que la Française. Ce que l’ancien ministre des Affaires étrangères Michel Barnier confirmera, avant que Dominique de Villepin, le nouveau chef du gouvernement, ne l’admette à son tour implicitement en rendant hommage à l’action des services roumains.
Florence, elle, se refuse à reconnaître ou à démentir quoi que ce soit. « Ma seule réponse, j’espère que vous le comprendrez, sera : j’ai été détenue avec Hussein », dit-elle. Pourquoi garde-t-elle obstinément le silence ? A-t-elle reçu des consignes ? Est-ce pour protéger d’autres otages ? Mystère.
Florence se montre en revanche plus diserte sur ses discussions, à la vérité surréalistes, avec le chef du groupe, qu’on appelle le Boss ou Hajji selon les cas, qui lui demande à plusieurs reprises d’enregistrer des cassettes vidéo ou audio qui seront transmises à l’ambassade par différents intermédiaires. Un semblant de dialogue s’engage. « Je ne veux pas que vous les diffusiez sur toutes les télés, explique-t-elle. J’ai une famille et je ne veux pas évoquer un ultimatum. Est-ce que vous avez l’intention de me tuer ? » Le Boss s’esclaffe et proteste : « Jamais, je le jure sur le Coran ! Leïla, tu es un otage nul, tu ne comprends rien ! » Un autre jour, le Boss, trouvant que les négociations s’éternisent, demande à Florence « le courriel de Chirac » pour marchander directement avec lui ! « Sur le moment, je n’en suis pas revenue. Je me suis dit : je suis partie pour rester prisonnière cinq ans. »
Les Français, qui refusent de céder aux revendications jugées exorbitantes des ravisseurs, insistent pour avoir des informations sur Hussein, dont on est sans nouvelle. Ils lient son sort à celui de Florence et ont des raisons de s’inquiéter pour lui : bien qu’ancien militaire loyaliste, marié de surcroît à une sunnite, il est chiite. Les ravisseurs rechignent, menacent de le tuer, puis cèdent. Au mois de février, ils font monter la pression en diffusant une cassette où l’on voit Florence implorer l’intervention du sulfureux député Didier Julia, le spécialiste des coups tordus et de la diplomatie parallèle, qui, en octobre 2004, avait fait capoter la libération de Chesnot et de Malbrunot. « Ce type a été humilié. Il va vouloir se venger et va nous informer des intentions du gouvernement français », lui explique Hajji. La cassette fait du bruit. Le Boss exulte : « Regarde, tu es une star comme lady Di, tu es sur toutes les télés. » Il lui annonce sa libération imminente. Les semaines passent.
Fin avril, après des jours de silence, le contact est renoué. Jean-Pierre Raffarin, le Premier ministre (de l’époque), confie sous le sceau du secret à Serge July, le directeur de Libération, que les ravisseurs sont prêts à transiger. Début juin, les autorités annoncent aux familles que le dénouement est proche. Pour la première fois, on leur a fait parvenir une cassette montrant Florence et Hussein ensemble. Le 11 juin, les deux captifs sont remis aux agents français du service action. Rien ne filtrera ni sur les contreparties ni sur le versement d’une éventuelle rançon. Un épais mystère continue d’entourer l’affaire. C’est la règle. Seuls Jacques Chirac, le général Georgelin, son chef d’état-major particulier, Pierre Brochand, le patron de la DGSE, le chef du gouvernement et le ministre des Affaires étrangères connaissent les termes du marché.
Florence, elle, a retrouvé les siens. « Ma vie est intacte, je la retrouve comme je l’ai laissée. Mais Hussein, sa vie est cassée, il va peut-être devoir quitter son pays. Pour lui, c’est beaucoup plus dur », dit-elle. Hussein Hanoun et sa famille seraient sur le point de demander l’asile politique en France. Libération ne les laissera pas tomber, a promis Serge July…

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