Bataille de mémoires

Alors que les deux pays espèrent signer un traité d’amitié d’ici à la fin de l’année, le vote par le Parlement français d’une loi évoquant le « rôle positif » de la colonisation a mis le feu aux poudres à Alger.

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

L’engagement des présidents algérien, Abdelaziz Bouteflika, et français, Jacques Chirac, de faire aboutir un traité d’amitié entre leurs deux pays avant la fin de l’année a réveillé de douloureux souvenirs et provoque aujourd’hui un débat enflammé. Sans doute avec moins d’éclat dans une France secouée par le référendum du 29 mai sur la Constitution européenne. Mais le sujet est sur toutes les lèvres en Algérie.
Le projet de Bouteflika et de Chirac est plus qu’ambitieux. Dans leur propos, les deux hommes le comparent au traité de l’Élysée, acte de naissance du couple franco-allemand, signé en 1963 par de Gaulle et Adenauer. L’idée est excellente, mais le calendrier trop optimiste, voire utopiste. Depuis le retour de « Boutef » aux affaires, en 1999, Alger a signé des traités similaires avec Madrid et Rome. Mais ni le président du gouvernement espagnol José Luis Zapatero ni son homologue italien Silvio Berlusconi ne seront, un jour, reçus en Algérie avec la ferveur qui avait accueilli Jacques Chirac à Alger et à Oran en mars 2003. Entre deux bains de foule, les deux hommes rendaient public leur projet. Au cours d’un second voyage à Alger, en avril 2004, Chirac, venu féliciter Bouteflika pour sa réélection, évoquait le calendrier : le document devrait être prêt et signé durant le second semestre 2005.
L’effet d’annonce dissipé, la classe politique et l’opinion publique se posent des questions. Mais du bout des lèvres. Qu’est-ce qu’un traité d’amitié entre l’ancien occupant et l’ex-occupé ? Que faire de ce passé commun, cette Histoire aux versions si divergentes de part et d’autre de la Méditerranée, faite d’expropriations, de déportations, de tortures, de massacres et de destructions ?
Curieusement, l’affaire se corse après une bonne nouvelle : le 27 février 2005, lors d’un colloque universitaire à Sétif, l’ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière, met à profit son déplacement pour se rendre sur les tombes des victimes de la répression coloniale qui s’était abattue, le 8 mai 1945, contre des manifestations pacifistes d’indépendantistes dans le Constantinois (voir J.A.I. n° 2312). Le diplomate qualifie ces événements de « tragédie inexcusable ». Les propos de l’ambassadeur ont un retentissement d’autant plus fort qu’ils interviennent à la veille de la commémoration du soixantième anniversaire de ces massacres, au moment où l’Algérie fête le cinquantenaire de la Révolution, nom donné à la guerre de libération menée par le Front de libération nationale (FLN) entre 1954 et 1962.
L’ambiance est à l’euphorie, et l’on se dit que le traité provoque des effets avant même d’être signé. Mais l’optimisme est de courte durée. Trois jours avant la déclaration de l’ambassadeur, l’Assemblée française avait adopté une loi relative à l’indemnisation des rapatriés et des harkis. Une affaire franco-française ? Cela aurait pu être le cas si ce texte n’avait été « enrichi » à la dernière minute d’un amendement coprésenté par Philippe Douste-Blazy, aujourd’hui à la tête du Quai d’Orsay. Ledit amendement insiste sur le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord.
La lecture du Journal officiel français n’est pas le sport favori des Algériens, mais la discrétion et l’indifférence qui accompagnent la promulgation de la loi du 23 février 2005, tout à la gloire de l’entreprise coloniale, font long feu. Un groupe d’enseignants et d’historiens lance en effet le 25 mars dans Le Monde une pétition intitulée « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle ». La polémique ainsi engagée fait oublier le geste courageux de l’ambassadeur français, et la colère va aller crescendo en Algérie. La famille révolutionnaire, formule qualifiant les associations et les organisations proches du FLN, proteste. Certes timidement, car elle ne veut en aucun cas gêner le président Bouteflika, auquel elle a apporté son soutien pour sa réélection.
La presse ouvre ses colonnes à l’affaire, les forums se multiplient et de vieux slogans ressurgissent. Ni le président algérien ni son gouvernement ne commentent la « loi scélérate ». Le 8 mai 2005, à l’occasion du soixantième anniversaire des massacres de Sétif, Boutef sort cependant la grosse artillerie. « Qui se souvient, écrit-il aux organisateurs d’un séminaire sur les événements du Constantinois, des fours de la honte installés par l’occupant dans la région de Guelma [autre ville ayant vécu une terrible répression, NDLR]. Ces fours étaient identiques aux fours crématoires des nazis. » Le message est d’une violence inouïe : « L’histoire de la colonisation a fait de l’Algérie un gigantesque camp de la mort et de la torture, ceint de fils barbelés et de champs de mines. »
Silence gêné à Paris. Un mois plus tard, le 7 juin, c’est au tour du FLN, parti majoritaire au Parlement, de se fendre d’un communiqué qui condamne « avec la plus grande fermeté » ce texte qui justifie la « barbarie coloniale en gommant les actes les plus odieux ». Le FLN est membre de l’Alliance présidentielle, qui compte deux autres partis : le Rassemblement national démocratique (RND, d’Ahmed Ouyahia) et le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas, de Bouguerra Soltani). L’Alliance, dont la présidence tournante est assurée par les islamistes du MSP, emboîte le pas au FLN. Abdelhak Boumechra, l’un de ses députés, dépose le 11 juin, au nom de son groupe parlementaire, un projet de résolution appelant le Parlement français à abroger la loi du 23 février, qui sera débattu et sans doute adopté à la fin du mois de juin.
La société civile se met de la partie. Négationnisme et révisionnisme font leur entrée dans le vocabulaire quotidien de l’Algérie d’en bas. Trois grandes tendances se dessinent au sein de l’opinion. Les jeunes, d’abord. N’ayant pas vécu dans leur chair la guerre de libération, ils sont moins sensibles aux atrocités de la France coloniale. Une deuxième catégorie d’Algériens, moins large que la première, considère que la signature d’un quelconque traité d’amitié devrait être assujettie à une condition : une repentance de la France officielle pour les crimes commis au nom de la République et du maintien de l’ordre colonial. Quant à la troisième tendance, celle qui a fait de la légitimité révolutionnaire un fonds de commerce, elle donne dans la surenchère : elle utilise le courroux algérien provoqué par une loi française pour déstabiliser Bouteflika, l’homme qui a réintroduit l’enseignement de la langue de Molière dès le premier cycle scolaire, celui qui a « touché » au code de la famille, mais surtout celui qui a osé décréter la fin de la « légitimité historique ».
L’abrogation de la loi controversée pourra-t-elle remettre sur les rails le projet de Bouteflika et de Chirac ? En tout état de cause, l’élaboration et la rédaction d’un traité de ce type s’avèrent plus délicates que prévu par les deux chefs d’État. Pour que le projet puisse aboutir un jour, leurs talents politiques et diplomatiques ne seront pas de trop. S’agissant du président algérien, il aura fort à faire avec les adversaires, souvent bien placés dans l’appareil d’État, d’une réconciliation et de l’assainissement d’un lourd contentieux historique avec la France. Quant à Jacques Chirac, réduit à tout tenter pour sauver son quinquennat après la bérézina du 29 mai, il a pour l’heure un autre traité en tête : celui de la Constitution européenne.

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