Baradei et les faucons

En dépit de la farouche opposition de la Maison Blanche, l’Égyptien a été reconduit pour quatre ans au secrétariat général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Dans un monde qu’il décrit « au bord de la catastrophe nucléaire avec la Corée du Nord et trente-cinq à quarante pays qui ont la bombe atomique en vue », mieux vaut avoir des nerfs d’acier. Mohamed el-Baradei en a fait l’éclatante démonstration ces derniers mois, face à une administration américaine acharnée à sa perte. Le 13 juin, cet Égyptien de 63 ans a été réélu à l’unanimité à la tête de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour un troisième mandat de quatre ans qu’il entamera en novembre. Quelques jours plus tôt, le 9 juin, les États-Unis avaient fini par se rallier officiellement à sa candidature. Toutes leurs tentatives de déstabilisation ayant échoué, ils n’avaient plus le choix. Les trente-quatre autres États membres du Conseil des gouverneurs, l’organe exécutif de l’AIEA, réunis pour l’occasion au siège de l’Agence, à Vienne (Autriche), avaient habilement manoeuvré : tout en en se rangeant fermement du côté de Baradei, ils avaient, lors d’une session précédente et bien qu’étant assurés d’une majorité des deux tiers des voix, préféré différer le scrutin jusqu’à ce que Washington donne son aval.
Sa victoire, Baradei la doit au soutien sans faille des 138 États membres de l’AIEA, parmi lesquels le « groupe des 77 » (représentant les pays en développement), la Chine, la Russie et l’Union européenne – dont la Grande-Bretagne, pourtant fidèle alliée de Washington. Mais il la doit surtout à lui-même. À sa manière strictement technique d’aborder les dossiers les plus sensibles, à son franc-parler, à son intégrité qui n’a pu être prise en défaut. Bref, au respect qu’inspirent sa compétence et son impartialité.
En 1997, pourtant, les États-Unis avaient soutenu la première candidature de Baradei. Sorte de caution arabe, musulmane et tiers-mondiste, ce diplomate d’apparence austère, dont toute la carrière s’était déroulée dans le cadre de l’ONU (à Genève et à New York, où il représenta son pays, puis au sein de l’AIEA, depuis 1984), offrait sans doute, à leurs yeux, toutes les garanties exigibles d’un homme censé servir docilement leurs intérêts… D’autant que ce fils de la haute bourgeoisie cairote ne s’était jamais distingué par des déclarations agressives à l’égard d’Israël, alors que ce pays, qui possède quelque deux cents têtes nucléaires, se refuse obstinément à signer le Traité de non-prolifération (TNP).
Pour Washington, qui fut, en 1957, à l’origine de la création de l’AIEA et qui contribue pour un quart à son budget, le « patron » de l’Agence se doit à tout le moins de ne pas contrecarrer la conception américaine de la sécurité internationale. On attend de lui, par exemple, qu’il refuse l’accès du nucléaire aux États jugés dangereux et ne s’oppose pas à des frappes préventives contre les « contrevenants », même si celles-ci n’ont pas l’aval du Conseil de sécurité. Or, sur ces deux chapitres, Baradei s’est toujours montré mesuré. « Nous devons renoncer à la notion inapplicable selon laquelle il est moralement répréhensible de laisser certains pays se doter d’armes de destruction massive », n’a-t-il pas hésité à lancer. Ou encore, à propos de l’Irak : « Les frappes préventives peuvent entraîner la communauté internationale sur un terrain inconnu et dangereux. »
En février 2003, peu avant le déclenchement de la guerre en Irak, il a aggravé son cas en déclarant que les inspecteurs onusiens n’avaient trouvé sur place aucun smoking gun (pistolet fumant). Il n’en fallait pas davantage pour que les faucons bushiens, qui n’invoquaient l’existence d’armes de destruction massive (jamais découvertes depuis) que pour pouvoir dégainer plus rapidement, lui vouent une haine tenace.
Pour eux, désormais, la cause était entendue : Baradei s’étant montré solidaire de l’Irak, il était logique qu’il se révélât complaisant à l’égard de l’Iran, autre contrée de « l’axe du Mal ». De fait, le credo de ce juriste d’exception, formé à l’université du Caire et docteur en droit international de la New York University School of Law (où il enseigna dans les années 1980), avait tout pour révulser les stratèges du Pentagone : « Vérification et diplomatie, utilisées ensemble, peuvent donner des résultats. »
Ainsi, depuis la mi-2004, alors que l’Iran a admis avoir développé un programme nucléaire à des fins civiles et que les Occidentaux prêtent au régime des mollahs des intentions pas forcément pacifiques, Baradei s’emploie à désamorcer les tensions. Plutôt que de transmettre le dossier au Conseil de sécurité, au risque de durcir la position iranienne, il soutient l’initiative de l’Union européenne et estime que le meilleur moyen d’obtenir la suspension du programme incriminé, ou, du moins, de le garder sous contrôle, est de maintenir un dialogue avec Téhéran.
Ce qui n’exclut pas la sévérité : le patron de l’AIEA préconise notamment le gel pour cinq ans des activités d’enrichissement de l’uranium. Il souhaite aussi réformer le TNP et faire du protocole additionnel de 1997, qui renforce les pouvoirs d’inspection de l’AIEA et exige des États davantage d’informations, la norme applicable à tous.
C’est justement là que le bât blesse : dès qu’il est question du nucléaire, l’orgueil, voire la paranoïa, des États atteint son paroxysme. Le secrétaire général de l’AIEA s’en amuse, parfois. Il lui arrive, dit-il, de leur parler de la même manière qu’Aïda, son épouse institutrice, avec ses jeunes élèves. Celui qui se définit comme un serviteur de la communauté internationale n’avait-il pas appelé tout le monde à la raison en déclarant que « le monde arabe [doit] comprendre que s’il y a un problème en Irak, ce n’est pas parce que l’Irak est un pays arabe, mais parce qu’il n’a pas rempli ses obligations en matière de désarmement » ? Psychologie, patience et longueur de temps… On est à mille lieues de la doctrine bushienne !
Rien d’étonnant, dès lors, que l’administration américaine ait employé les grands moyens pour abattre cet électron libre. En septembre 2004, deux mois avant la clôture du dépôt des candidatures au poste de secrétaire général de l’AIEA, plusieurs responsables (parmi lesquels le secrétaire d’État Colin Powell) se déclaraient benoîtement partisans du « pacte de Genève » – du nom d’un principe, édicté par les principaux pays contributeurs au budget de l’ONU, selon lequel les dirigeants des organisations internationales ne doivent pas accomplir plus de deux mandats.
L’Égyptien s’obstinant à en briguer un troisième, les Américains tentèrent de susciter d’autres candidatures. En vain. Le 31 décembre, Baradei restait seul en lice, au grand dam de John Bolton, le sous-secrétaire d’État chargé du contrôle des armements, son ennemi mortel. Ironie du sort, ce dernier rencontre aujourd’hui les pires difficultés pour faire entériner par le Congrès sa nomination comme ambassadeur aux Nations unies…
En ce même mois de décembre, le Washington Post révéla que Baradei avait été placé sur écoute. Trois responsables américains reconnurent platement qu’ils n’avaient trouvé dans ses conversations avec des diplomates iraniens aucun élément de nature à l’accuser de complaisance. « Je n’ai rien à cacher professionnellement, mais ce n’est pas agréable de ne pas pouvoir parler au téléphone avec sa femme ou sa fille », confia Baradei à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Pas un mot de plus : le diplomate aux fines lunettes cerclées et à la silhouette longiligne, amateur de musique classique et de jazz, en impose par sa dignité. Résultat : le 27 avril, lors de la session extraordinaire du Conseil des gouverneurs, les États-Unis n’avaient rallié aucun pays à leur cause. Pis encore, Baradei avait reçu de plusieurs d’entre eux (Chine, Argentine, Algérie) des lettres de soutien, tandis que l’UE et la Russie prenaient ouvertement son parti. La session fut interrompue pour laisser le temps à Washington d’avaler la couleuvre.
C’est désormais chose faite. Au début du mois, la secrétaire d’État Condoleezza Rice a reçu Baradei à Washington. Elle est fan de l’équipe de football américain des Cleveland Browns. Lui des Nets, l’équipe de basket de New York. Ils finissent par trouver un terrain d’entente : la nécessité de réformer le TNP et de faire appliquer par tous son protocole additionnel. Quant à la condition posée par « Condi » à Baradei – davantage de fermeté à l’égard de l’Iran – que la Maison Blanche tente de faire passer pour une victoire diplomatique, elle a été bien comprise par le patron de l’AIEA. Mais dans un sens dont il ne se départira sans doute jamais : « Je conserverai impartialité et indépendance, qui sont les valeurs principales des fonctionnaires internationaux », a-t-il aussitôt déclaré. Ce n’est pas vraiment une surprise…

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