Assia Djebar

Premier écrivain maghrébin admis à l’Académie française, la pionnière de la littérature féminine algérienne démontre qu’on peut briller dans une langue étrangère sans pour autant se couper de ses racines.

Publié le 20 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

Longtemps, j’ai croisé Assia Djebar dans un petit café de la banlieue parisienne, penchée sur un cahier, plume à la main. Elle écrivait et le bruit ne semblait pas la gêner. Elle regardait autour d’elle et paraissait ailleurs. Pourtant, lorsqu’elle levait les yeux, une vive lueur de curiosité y brillait. Même si le bas du visage offrait un sourire boudeur, presque triste. On s’éloignait avec l’envie de dire à ceux qui l’entouraient : ne la dérangez pas, elle est branchée sur le mystère de la Vie. Ou bien : elle entend des voix, la Jeanne d’Arc algérienne. Elle est là où le monde se recueille. À Alger, à Paris, ou, comme ces derniers temps, à New York. Assia Djebar, aussi solitaire et mystérieuse qu’un roman à clés, est devenue, le 16 juin, le premier auteur maghrébin à entrer à l’Académie française.
Fatima-Zohra Imalayène – tel est son vrai nom – est née le 4 août 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger. D’ascendance berbère mais de culture arabophone, elle appartient à une famille de la classe moyenne au discours nationaliste modéré. Son père, instituteur, concevait tout à fait qu’une fille fasse des études poussées. Grâce à lui, elle va à l’école coranique, puis à l’école primaire de Mouzaïa tout en continuant à jouer au ballon comme un garçon. Elle fréquente le lycée de Blida, avant de poursuivre ses études secondaires à Alger. Puis elle part à Paris, où elle étudie l’histoire et se marie en toute liberté. Elle sera, en 1955, la première Algérienne admise à l’École normale supérieure de Sèvres. Peu de temps après, l’étudiante nationaliste publie chez Julliard La Soif, qui, à 20 ans, lui vaut d’être surnommée la « Françoise Sagan nord-africaine ».
Mais la jeune romancière doit quitter la scène parisienne pour suivre son mari, contraint, en ces dernières années de la guerre d’Algérie, d’entrer dans la clandestinité. Commence alors la période maghrébine d’Assia. Tout d’abord à Tunis, où elle prépare son diplôme d’histoire et, le regard tourné vers l’Algérie, fait paraître, via El Moudjahid, des enquêtes sur ses compatriotes réfugiés à la frontière tuniso-algérienne. Elle y puisera son inspiration pour Les Alouettes naïves (Julliard, 1967), son quatrième roman. Puis, en 1957, c’est au Maroc qu’elle s’installe, enseignant l’histoire de l’Afrique du Nord à l’université de Rabat.
L’indépendance de l’Algérie met un terme à cet exil. Assia retourne dans son pays pour vivre sa plus intense période créatrice. Elle publie Les Enfants du nouveau monde (Julliard, 1962), enseigne – l’histoire, toujours – à l’université d’Alger, collabore avec la radio et les journaux locaux. Peu à peu, toutefois, elle s’éloigne de la littérature. Elle s’en expliquera en 2000 lorsqu’elle se verra remettre le prix pour la Paix des éditeurs et libraires allemands : « J’avais choisi d’arpenter mon pays pour des reportages, des enquêtes, des repérages de cinéma, envahie que j’étais par un besoin de dialoguer avec des paysannes, des villageoises de régions aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle. » Seize ans auparavant, dans Jeune Afrique, elle donnait une autre explication, confiant alors que son rapport à la littérature est « un rapport de dissimulation » et que le jour où elle s’était rendu compte, avec Les Alouettes naïves, que « la fiction peut croiser [sa propre] vie », elle a reculé et s’est volontairement arrêtée de publier.
Assia Djebar s’occupera dès lors d’enseignement, de théâtre – avec Rouge l’aube, sa pièce la plus célèbre -, de cinéma, surtout, un art qui la passionne désormais, et à travers lequel elle veut entamer « une écriture de l’espace et de l’écoute, dans les paysages de l’enfance, l’oreille immergée dans l’arabe dialectal ». La Nouba des femmes du mont Chenoua reçoit en 1979 le prix de la Critique internationale du Festival de Venise. Deux ans plus tard, Assia réalise La Zerda, ou les chants de l’oubli.
Elle croit se reconnaître à travers les lieux de mémoire, mais elle ne s’y retrouve pas. Le cinéma est un voile aussi, comme la littérature. Alors, autant revenir à celle-ci, au risque de dire « je » « dans une tradition où la norme est de dire nous » ! Assia Djebar renoue donc en 1980 avec l’écriture romanesque. Elle s’installe à Paris où elle travaille au Centre culturel algérien. Et publie Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980), une transition entre mots et images, littérature et cinéma. L’écrivaine a mûri. Ses livres se préoccupent désormais des grandes mutations sociales et politiques. En 1985, son roman L’Amour, la fantasia (J.-C. Lattès) lui vaut le prix de l’Amitié franco-arabe : une puissante évocation historique s’y dessine. Une fresque sur l’Algérie à l’accent féministe plus appuyé suit dans Ombre sultane (Lattès, 1987).
L’oeuvre d’Assia Djebar est désormais un palimpseste de repères historiques et de souvenirs personnels, un espace de questionnements identitaires et d’interrogations sur l’écriture, un ensemble associant patios et champs de batailles, harems et arènes politiques, guerriers et odalisques…
1990. L’Algérie entre dans une période noire, les intégristes promettant une république islamique avant de mettre le pays à feu et à sang. Assia s’y précipite, car là se trouve sa fille. Pendant de longues nuits d’insomnie, elle regarde la ville sous le couvre-feu, et, une fois rentrée à Paris, décide de se « confronter avec cet islam des origines » qui tenaille les siens. Elle se plonge dans les chroniques arabes et en sort avec Loin de Médine (Albin Michel, 1991) : le Prophète et l’irruption des femmes dans sa vie.
Hélas ! la terreur continue en Algérie et Assia sait que son rêve d’un « islam ouvert et libéral » « s’était construit dans [ses] mots comme un château de sable ! » L’écriture est désormais impuissante et « le sang ne sèche pas dans la langue ». Partie dans l’aventure de sa propre découverte, l’écrivaine a été rattrapée par la tragédie de son pays et n’a plus à l’esprit que « l’horizon noir » des violences.
Entre-temps, une oeuvre s’est construite. Assia avoue toujours aimer et souffrir en arabe, écrit en français sans complexe, évoque l’islam comme quête historique identitaire. Tout au plus peut-on lui reprocher cette tendance qu’ont les femmes arabes à écrire comme elles se griffent le visage. Mais peuvent-elles faire autrement quand leur condition relève d’une tradition « trahie et plombée » ? Dans Vaste est la prison (Albin Michel, 1995), l’écrivaine se penche sur le sort des Algériennes, observées dans leurs demeures ou dans les maquis, résistantes ou anonymes, rebelles ou soumises, battantes ou abattues. Une écriture pleine de chuchotements, de confessions pudiques et de murmures féminins.
La Disparition de la langue française (Albin Michel, 2003), son dernier roman, a encore l’Algérie pour toile de fond, mais s’engage davantage sur la voie autobiographique, l’enquête historique croisant le parcours personnel. Pour autant, un épais nuage enveloppe toujours l’intimité d’Assia.
De nombreuses distinctions sont entre-temps venues couronner sa carrière, dont le prix Maurice-Maeterlinck (Bruxelles, 1995), le prix Marguerite-Yourcenar (États-Unis, 1997) ou le prix international de Palmi (Italie, 1998). Docteur honoris causa de plusieurs universités, Assia est élue membre de l’Académie royale de Belgique (1999) et nommée commandeur des Arts et des Lettres en France (2001). Avant la consécration de son entrée à l’Académie française.
Mais les prix ne compensent pas le manque d’Algérie, et la France rappelle trop les déchirures de la terre natale. Assia Djebar est partie s’installer aux États-Unis. Après avoir été directrice du Center for French and Francophone Studies de Louisiana State University en 1997, elle est, depuis 2001, silver professor à la New York University. D’Amérique, elle espère mieux voir son pays, comme naguère, elle était revenue à Paris afin « d’écrire à distance pour viser désormais au coeur même de l’Algérie son tréfonds, sa mémoire la plus obscure ».
Pourtant, Assia n’a pas abandonné sa demeure. Celle-ci n’est autre que la langue française, devenue son « seul territoire », son « unique manteau ». Une langue non maternelle, prononcée de l’autre côté du monde et pourtant motivée par un seul espoir, toujours le même : « Dire ma spécificité algérienne. »
Longtemps, j’ai croisé Assia Djebar avec l’impression de voir un coin d’Algérie. Je ne réussis pas à l’imaginer ailleurs, toute « américaine » qu’elle est devenue. Et je crois l’entendre chuchoter, de sa voix douce et pudique : « Mourir en Algérie. J’aime les cimetières musulmans. Le troisième jour après l’enterrement, les femmes viennent parler sur la tombe. » Elle n’a pas dit la France, encore moins l’Amérique. Mais l’Algérie. À la vie, à la mort !

(J.A.I reviendra la semaine prochaine sur l’admission d’Assia Djebar à l’Académie française.)

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