Villepin à quitte ou double

Face à la fronde estudiantine déclenchée par l’adoption du contrat première embauche, le Premier ministre a choisi la fermeté. Quoi qu’il arrive.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 9 minutes.

Qui réussira à réformer la France ? Pourquoi, à chaque nouveau projet tranchant avec le modèle social français, les rues se remplissent-elles de mécontents qui en exigent la suppression ? Depuis le début du mois de mars, ils sont des centaines de milliers – étudiants, lycéens et syndicats de gauche – à manifester pour exiger la suppression du contrat première embauche (CPE). Plus de la moitié des universités et plusieurs lycées sont bloqués. Dominique de Villepin, le Premier ministre, va-t-il y laisser sa peau ou, au contraire, sortir renforcé de cette première grande épreuve ? Au départ, le projet du gouvernement part d’un constat simple : un quart des jeunes de moins de 25 ans sont sans travail. Comment éviter que 70 % d’entre eux ne signent un contrat à durée déterminée, dont la moitié ne va pas au-delà d’un mois ? Villepin, qui a fait de l’emploi son principal cheval de bataille depuis sa nomination à Matignon en juin 2005, apporte une réponse en deux temps. Dès le mois d’août 2005, il crée, sur ordonnance, le contrat nouvelle embauche (CNE), un contrat à durée indéterminée qui permet aux entreprises de moins de vingt salariés d’étendre la période d’essai de leurs nouveaux salariés à deux ans, au lieu de un à trois mois. Seconde étape : au début de janvier 2006, il annonce la création du CPE, un contrat à durée indéterminée qui est la déclinaison du CNE applicable aux jeunes de moins de 26 ans dans les entreprises de plus de vingt salariés. Le CPE est adopté – une nouvelle fois sans vote – à l’Assemblée nationale, le 11 février.
L’adoption du CNE s’était déroulée sans grands remous, l’été étant peu propice à l’agitation sociale et les grands syndicats étant toujours moins motivés pour défendre les salariés des entreprises de moins de cinquante employés, où la représentation syndicale obligatoire n’existe pas. Le CPE, lui, a provoqué une crise qui va s’aggravant. Certains observateurs comparent même le mouvement actuel à celui de mai 1968, le plus important blocage social de l’après-guerre. Il est vrai que, comme il y a trente-huit ans, des échauffourées ont éclaté devant l’illustre Sorbonne, doyenne des universités parisiennes, et les syndicats appellent l’ensemble des travailleurs à la grève, en solidarité avec les étudiants. Mais, depuis 1968, la France a beaucoup changé : à l’époque, les jeunes voulaient que la société s’adapte au mouvement de son époque et libéralise les murs ; ils veulent désormais que la société résiste à la libéralisation économique. Ce que les partisans du CPE résument en une caricature : les « aînés réformateurs » gouvernent et les « jeunes conservateurs » défilent. Tout l’inverse de Mai 68.
Quels reproches font au CPE ceux qui en exigent l’abrogation immédiate ? D’officialiser la précarité des jeunes et d’ouvrir une brèche dans le droit du travail français, qui encadre très strictement l’interruption d’un contrat de travail. Les étudiants, suivis par les syndicats et les hommes politiques de gauche, craignent que le CPE ne conduise à légaliser les licenciements sans motif.
En réponse à la fronde, Villepin a pour l’instant choisi l’épreuve de force, arguant que des dizaines de milliers de CPE sont prêts à être signés. À Matignon, on avance aussi que 350 000 CNE auraient été conclus depuis août 2005 L’attitude du chef du gouvernement est doublement logique. D’abord parce que c’est en force qu’il a fait passer ses textes sur le CNE et sur le CPE, ce que lui reprochent les partenaires sociaux, qui auraient souhaité que s’ouvrent des négociations préalables, comme le veut la tradition française. Ensuite parce qu’étant plus gaullien que gaulliste, il fait de l’obstination une vertu cardinale. Ses conseillers le confirment : Villepin pense que la France est à un tournant. « Soyons fermes, purs et fidèles ; au bout de nos peines, il y a la plus grande gloire du monde, celle des hommes qui n’ont pas cédé », écrivait de Gaulle. « La loi qui a été votée s’appliquera », déclare Villepin, tout en concédant quelques aménagements (notamment l’indemnisation du salarié en cas de rupture prématurée). Concessions immédiatement balayées par le leader du syndicat Force ouvrière (FO), Jean-Claude Mailly : « Même tartinée de confiture, une tranche de pain rassis reste rassise. »
Et cela donne à la gauche l’occasion de se rassembler à un an de la présidentielle d’avril 2007. Car ce qui se joue, sur fond de bataille du CPE, c’est bien la guerre pour l’Élysée. La gauche politique sort d’une lutte fratricide sur le projet de traité d’Union européenne de mai 2005. La gauche syndicale, d’un déchirement sur la réforme des retraites. Sans être très écoutée, toute la gauche s’agite, sauf Ségolène Royal. La socialiste préférée des Français pour la présidentielle reste muette. Elle n’était même pas présente à l’Assemblée nationale, le 15 mars, quand les députés socialistes ont feint de vouloir molester Jean-François Copé, le porte-parole du gouvernement.
En 1997, Villepin avait déjà vécu des moments difficiles. À l’époque secrétaire général de l’Élysée, c’est lui qui avait conseillé à Jacques Chirac de dissoudre l’Assemblée nationale. Une décision qui, loin d’obtenir l’effet revigorant escompté pour la droite, avait donné une large majorité à la gauche et obligé Chirac à cohabiter avec le socialiste Lionel Jospin, nommé Premier ministre, pendant cinq ans. Mais Villepin, bénéficiant de sa position dans l’ombre, avait été relativement épargné.
Cette fois, son exposition est maximale. Et alors qu’il traverse la période la plus dure de sa courte vie politique (il n’a jamais été élu et n’exerce une fonction exécutive que depuis juin 2005), il ne compte que de timides soutiens, jusque dans son gouvernement. Jean-Louis Borloo, son ministre de l’Emploi, s’est peu fait entendre. Il n’était pas pleinement favorable au CPE et reproche au Premier ministre de tirer la couverture à lui sur le front de la bataille pour l’emploi. Il est vrai que Villepin accapare toutes les annonces, mais prend aussi les coups qui vont avec, résume-t-on dans l’entourage du ministre.
De toute façon, que peut faire Borloo désormais ? Lui et Gérard Larcher, son ministre délégué à l’Emploi, également court-circuité par Villepin dans l’affaire du CPE, auraient tenté de relancer le dialogue avec les syndicats. Au point où en est la crispation, la tentative de médiation a été un échec. Aucun des partenaires sociaux ne veut plus discuter avec un membre du gouvernement tant que le projet n’est pas retiré. Si bien que l’on prête à Borloo des ambitions sur Matignon, dans le cas où Chirac se choisirait un nouveau Premier ministre à la fibre plus sociale De son côté, la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie n’a toujours pas digéré d’avoir été publiquement tancée par Villepin sur l’affaire du porte-avions Clemenceau. Elle aussi défend mollement son chef et se prépare un avenir. Autre poids lourd du gouvernement, jusque-là fidèle à son chef, le ministre des Finances Thierry Breton serait tenté de se rapprocher de Nicolas Sarkozy, le « meilleur ennemi » de Villepin dans la course à l’Élysée. Même s’il est opposé et au CPE et à son auteur, le ministre de l’Intérieur a compris qu’il ne pouvait lâcher ouvertement le chef de son gouvernement. L’homme a médité ses échecs passés et veut se défaire de l’image de traître qui lui colle à la peau depuis qu’il a préféré Édouard Balladur à Jacques Chirac à la veille de la présidentielle de 1995 Je suis là « pour garantir l’unité de la famille », avait-il déclaré en rejoignant le gouvernement Villepin en juin 2005. Dans la crise du CPE, il a agi, mais en se limitant strictement à sa fonction de premier policier de France. Dans l’avion qui le ramène de la Martinique, prenant à témoin les journalistes qui l’accompagnent, il gère, par téléphone, l’évacuation musclée (mais « sans blessés ») de la Sorbonne occupée par les étudiants. Il cisèle aussi son discours : « Solidarité avec le gouvernement et lucidité sur la situation politique, unité sans crispation [], fermeté sans rigidité », déclare-t-il devant ses partisans. En d’autres termes, Sarkozy ne critique pas le volontarisme, mais le manque de concertation. Il oppose sa culture de la négociation (« il ne faut pas rompre le fil du dialogue avec la société française ») à la « crispation » et à la « rigidité » de Villepin. Il est vrai que le ministre de l’Intérieur n’a pas son pareil pour alterner coups de bâton et discussions à bâtons rompus Mais 2007, c’est encore loin. Si Villepin venait à s’effondrer si loin du but, il n’est pas certain que cela ferait les affaires de son principal rival à droite. Toute la famille politique héritière du gaullisme pourrait en pâtir.
Même si le mot est quelque peu maudit en France, Sarkozy est considéré comme un « libéral » dans sa famille, là où Villepin était encore vu, jusqu’au CPE, comme un gaulliste plutôt « social ». Le choix du Premier ministre a tranché avec ce que tous croyaient être sa philosophie politique. Avait-il le choix ? En France, les Premiers ministres en exercice ont toujours été battus à la présidentielle dans la foulée de leur mandat. Et, pour la plupart, ont préféré l’apaisement et l’inaction, qui vont souvent de pair avec une période préélectorale. Villepin a voulu vaincre le signe indien en se jetant dans la mêlée. Et il lui est difficile de reculer sans risquer de continuer à perdre du terrain dans les sondages. S’il tient bon, la signature massive de CPE dès son lancement pourrait le sauver. Encore faut-il que le patronat joue le jeu. Laurence Parisot, la patronne des patrons, a rangé ses attaques (« La France est en train de devenir illisible »), dégainées à la mi-janvier 2006. Elle parle désormais d’un choix « très clair et courageux ». Mais elle veut aller encore plus loin dans la réforme, ce qui ne va pas dans le sens d’un apaisement avec les opposants au CPE.
Après une année 2005 exécrable et une décennie à l’Élysée peu convaincante, Chirac rêvait de deux années finales plus consensuelles. Et, surtout, plus constructives. Difficile de se poser en père de la Nation et en grand bâtisseur quand des centaines de milliers de Français descendent dans la rue à la première réforme En choisissant de remplacer Jean-Pierre Raffarin, un homme de terrain et de réseaux, sénateur roué aux apparences bonhommes, par Villepin, Chirac savait qu’il prenait un risque. Mais lui non plus n’avait pas le choix. Il voulait un bilan ; il savait que Villepin agirait. Il voulait contrer Sarkozy ; il jugeait Villepin à la hauteur de l’exercice.
De Berlin, où il assistait à un Conseil des ministres franco-allemand, Chirac a déclaré le 14 mars qu’il soutenait « totalement et sans réserve » son Premier ministre. Mais pour combien de temps ? Chirac n’aime pas avoir le pays à dos et a déjà plusieurs fois plié devant la fronde estudiantine. En 1986, le projet Devaquet de réforme des universités fait descendre les jeunes dans la rue. Le 6 décembre, Malek Oussekine est tué par les forces de l’ordre. Chirac, alors Premier ministre, entérine l’arrêt de la réforme. En novembre 1995, deux nouveaux reculs. L’un face aux étudiants ; le Premier ministre Alain Juppé remet au président la démission de son gouvernement, avant d’en reformer un dans la foulée. L’autre, quelques jours plus tard, face aux employés de la fonction publique opposés au projet de réforme de la Sécurité sociale. Le mouvement, le plus fort de la Ve République après Mai 68, ne prend fin que le 21 décembre avec un sommet social de tous les renoncements à Matignon. En novembre 2002, nouvelle reculade face aux étudiants sur la question de l’autonomie financière des universités.
Il y a un an, les lycéens obligent Chirac à battre en retraite et à retirer la loi Fillon sur l’école le 21 avril. Une sortie de crise qui pourrait servir de modèle à celle d’aujourd’hui : comme en 2005, le Conseil constitutionnel peut déclarer le CPE anticonstitutionnel à la suite du recours déposé par les socialistes et les radicaux de gauche. Le recours porte sur différents points, dont la discrimination créée entre les CPE et les jeunes en contrats normaux, au sein de la même entreprise. La critique qui a le plus de (maigres) chances d’aboutir ? L’amendement qui a entériné le CPE n’a pas été préalablement examiné par le Conseil d’État, comme cela aurait dû être le cas. « La censure [de la loi Fillon par le Conseil] porte non sur le fond, mais sur la procédure et la forme », avaient déclaré les sages. On croirait entendre Sarkozy parler de Villepin

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