Quand l’opium fait un tabac

Le dernier film de Selma Baccar, l’histoire d’une femme frustrée qui sombre dans la drogue, connaît un succès inattendu en Tunisie.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 3 minutes.

Il y a des films sur lesquels se penche une bonne fée et qui, mystérieusement, suscitent l’engouement du public davantage par le bouche à oreille que par le battage médiatique. C’est le cas de Khouchkhach, ou Fleur d’oubli de la réalisatrice tunisienne Selma Baccar, qui vient de provoquer un étonnant retour du spectateur tunisien dans des salles où le cinéma local n’attirait plus que des cinéphiles obstinés. Fleur d’oubli est en effet sur les écrans depuis plus de deux mois et a enregistré plus de 50 000 entrées. Un fait rare, si l’on excepte Le Prince de Mohamed Zran, sorti en 2005 et considéré comme un succès pour avoir tenu l’affiche durant cinq semaines.
Le succès de ce long-métrage n’est certes pas à chercher dans sa facture technique, qui laisse à désirer, mais dans l’histoire elle-même. Celle d’un couple des années 1940 vivant au sein d’une famille où le poids des traditions ne laisse pas place à l’épanouissement individuel et dans une société portée sur le seul souci des apparences. L’épouse, Zakia, tente, en vain, d’étouffer le mal qui la ronge, car son mari est homosexuel et n’éprouve aucun désir à son égard. L’insatisfaction physique l’acheminera vers la drogue, puis la folie. « Je pense que ce qui a plu, confie la réalisatrice, c’est le fait de montrer une page de nos pratiques passées. C’est également le problème de la dépendance familiale et celui de la frustration physique des femmes. » Elle ajoute : « Nul doute que la polémique autour de l’homosexualité a aussi aidé. »
De fait, ce n’est pas la première fois que le cinéma tunisien transgresse certains interdits comme la pédérastie, le viol ou la frustration des femmes. Les films de Nouri Bouzid, de Férid Boughedir ou de Moufida Tlatli l’attestent. La vraie nouveauté réside dans le fait qu’un acteur, et non des moindres, ait accepté de jouer un rôle délicat sans détour. En paraissant sous les traits de l’homosexuel, Raouf Ben Amor, grande figure du théâtre et du cinéma tunisien, a pris le risque de déstabiliser ses fans et, de l’aveu même de la réalisatrice, de « faire les frais de la polémique ».
L’artiste, que les téléspectateurs tunisiens appellent « Si Chadli » – du nom d’un personnage du feuilleton télévisuel qui l’a rendu familier dans les foyers -, n’échappe pas aux critiques de nombreuses personnes qui l’abordent en fronçant les sourcils : « Pourquoi donc, Si Chadli, as-tu fait cela ? Nous croyions que tu étais un homme normal. »
Ce n’est donc pas un tabou de plus que le cinéma tunisien vient de faire tomber, c’est un comédien de cran qui a accepté de jouer un rôle que peu d’acteurs arabes auraient endossé.
Coproduit par le Centre du cinéma marocain et financé en partie par la commission cinéma du ministère tunisien de la Culture, le film n’a pas bénéficié de soutien financier européen. Loin de provoquer le dépit de la réalisatrice, cette particularité lui permet d’insister avec fierté sur le caractère « Sud-Sud » de son uvre. Quant aux distributeurs européens, Selma Baccar, qui en est à son troisième long-métrage, espère bientôt en dénicher. Il lui faudra alors changer le titre français, pour le moins insipide, et améliorer un sous-titrage qui, à chaque ligne, malmène la langue de Molière.
Quelle que soit la fortune de ce film à l’étranger, il aura réussi à ramener le public tunisien dans les salles, et c’est un grand mérite en soi. Qui plus est, Salma Baccar a suscité l’envie de ses compatriotes d’en savoir plus sur leur passé et de faire revivre certaines expressions mortes, voire d’en inventer. Le recours à un terme perdu comme khouchkhach (« fleur de pavot ») est devenu fréquent, et celui qui entend prononcer le néologisme khachkhacht (« tu as fait ton kif ») doit savoir qu’il sort tout droit de Fleur d’oubli, un film qui, à défaut de soulever l’enthousiasme des gens du métier, a trouvé un large écho chez le Tunisien de la rue.

Fleur d’oubli, de Selma Baccar, coproduction tuniso-marocaine, avec notamment Rabia Ben Abdallah, Raouf Ben Amor, Alleidinne Ayoub.

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