Notre ami Vladimir
La première visite du président Poutine s’est achevée par la conclusion d’un spectaculaire accord de reconversion de la dette. Mais que d’efforts pour en arriver là !
Alger, 10 mars 2006. Une agréable brise balaie le tarmac de l’aéroport international d’Alger. Il est 21 h 30, et le président Abdelaziz Bouteflika raccompagne à son avion un invité de marque. Vladimir Poutine achève une importante visite d’État en Algérie. Depuis son arrivée aux affaires, en 2000, c’est la première fois que le président russe se rend en Afrique et dans le monde arabe, exception faite d’une brève visite dans les territoires palestiniens (et en Israël), en avril 2005.
L’affaire a été menée tambour battant. Arrivé six heures plus tôt, l’ancien patron du FSB (ex-KGB) a échangé des toasts avec son hôte au cours d’un déjeuner officiel, s’est recueilli devant le sanctuaire du Martyr inconnu, a coprésidé la cérémonie de signature de plusieurs accords économiques d’une valeur de 7,5 milliards de dollars et a passé plus de trois heures en tête à tête avec son hôte.
Au pied de la passerelle du Tupolev en partance pour Moscou, Bouteflika arbore un sourire radieux. À peine l’interprète a-t-il commencé de traduire les remerciements de Poutine qu’il l’interrompt. Quelques mots en russe : kharacho (« d’accord »), spaciba (« merci »). Le chef de l’État a toutes les raisons d’être satisfait. Quelques heures auparavant, Poutine a annoncé l’annulation de la dette algérienne à l’égard de la Russie : 4,7 milliards de dollars, soit près du tiers de la dette extérieure du pays (en valeur absolue). L’Algérie n’est certes pas en quête de liquidités, ses réserves de change avoisinant 60 milliards de dollars, mais le geste russe constitue un précédent susceptible de faire « jurisprudence financière ». Et puis, Bouteflika peut voir dans cet accord arraché de haute lutte un succès personnel. Tout avait commencé cinq ans auparavant
Moscou, avril 2001. Abdelaziz Bouteflika est en visite officielle en Russie, le principal créancier de l’Algérie. La coopération entre les deux pays remonte à la guerre de libération, quand l’Union soviétique apportait au FLN un soutien militaire et diplomatique. Après l’indépendance, l’armée algérienne a été, trente ans durant, exclusivement équipée de matériel soviétique. Formés dans les académies militaires de l’URSS, la quasi-totalité des officiers supérieurs algériens parlent le russe.
Changement de décor dans les années 1990 : l’URSS implose et l’Algérie bascule dans la guerre civile. L’effondrement de l’empire communiste bouleverse les alliances stratégiques. Sur ses ruines, un monde unipolaire surgit. La Fédération de Russie et son énorme complexe militaro-industriel perdent peu à peu leurs partenaires et clients habituels. Quant à l’Algérie, elle est presque en cessation de paiements et doit passer sous les fourches Caudines du FMI. Dès 1994, elle est contrainte d’appliquer un strict programme d’ajustement structurel. La Russie, qui a hérité des actifs de l’URSS, détient à ce titre près du tiers des créances algériennes de l’époque. Soit 36 milliards de dollars.
En arrivant aux affaires, en avril 1999, Bouteflika s’était promis de s’attaquer au problème de l’endettement extérieur. Deux ans plus tard, il se rend donc à Moscou pour discuter avec Poutine de l’intérêt d’une collaboration stratégique entre leurs deux pays. Il prêche un convaincu. Son interlocuteur lui propose même de conclure un pacte analogue à celui qui lie la Russie à l’Inde. De fait, un texte est signé. Il prévoit le traitement global de la dette et un accroissement significatif des échanges commerciaux, dont le volume est passé de 2 milliards de dollars par an dans les années 1970 à moins de 200 millions à la fin de la décennie suivante.
Mais la mise en uvre de l’accord va se révéler plus difficile que prévu. Les Russes acceptent en effet de reconvertir la totalité de la dette algérienne, mais uniquement sous forme d’acquisition de matériels militaires. Ce à quoi les Algériens ne consentent pas. Diabolisée pendant la « décennie noire » et soumise à un embargo, leur armée a certes le plus urgent besoin de renouveler ses équipements – et même de se procurer des munitions -, mais pas à n’importe quel prix. Alger refuse d’y consacrer la totalité du montant de sa dette : plus de 7 milliards de dollars, à l’époque.
Entre avril 2001 et décembre 2005, les visites à Moscou et à Alger se multiplient, preuve que les négociations se heurtent à de sérieuses difficultés. Le général de corps d’armée Mohamed Lamari, alors chef d’état-major, se rend à trois reprises dans la capitale russe. Son successeur, le général major Gaïd Salah, l’imite en 2005, ainsi que deux proches de Bouteflika, Chakib Khelil, le ministre de l’Énergie et des Mines, et Mourad Medelci. Mais les pourparlers n’avancent pas, les deux parties campant sur leurs positions.
Moscou, novembre 2005. Tandis que le chef de l’État est hospitalisé au Val-de-Grâce, à Paris, la commission mixte se réunit sur les bords de la Moskova. Medelci réitère la position algérienne : pas question de convertir la totalité de la dette en achat de matériel militaire. Et il développe deux arguments. Le premier est que l’Algérie n’a pas seulement acheté des armes, mais également du blé (près de 1 million de tonnes par an), des matériaux de construction et des produits manufacturés. Le second est que les échanges commerciaux entre les deux pays sont totalement déséquilibrés au bénéfice de la Russie : en 2005, leur valeur a atteint 364 millions de dollars, dont 362 millions pour les exportations russes. L’argumentation est solide, mais les Russes s’obstinent : ils veulent coûte que coûte relancer leur industrie d’armement, qui bat de l’aile depuis l’élargissement de l’Europe et l’apparition sur le marché de nouveaux concurrents comme l’Ukraine, la Biélorussie ou la Pologne. C’est l’impasse. Poutine gèle les discussions en attendant une amélioration de l’état de santé de son alter ego algérien. Celui-ci rentre à Alger le 31 décembre. Quelques jours plus tard, Igor Ivanov, le chef de la diplomatie russe (il préside aujourd’hui le Conseil de sécurité, à Moscou), débarque au palais d’El-Mouradia et s’entretient en tête à tête, quatre heures durant, avec Bouteflika. Sans résultat.
La date du voyage de Poutine se rapprochant à grands pas, Russes et Algériens mettent les bouchées doubles. Début février, Medelci repart pour Moscou, où il soumet à ses interlocuteurs une nouvelle proposition : 50 % de la dette (soit 2,2 milliards de dollars) en achats d’armement et 30 % sous forme d’investissements russes, le solde étant purement et simplement annulé. La réponse ne se fait pas attendre : c’est niet. Pas question d’annuler une partie de la dette puisque les finances algériennes sont actuellement florissantes. Par ailleurs, les Russes reprochent aux Algériens leur absence d’offre sérieuse en matière de reconversion. Ces derniers répliquent que la situation financière de la Russie l’autorise à faire des concessions à un « partenaire stratégique ». Medelci repart bredouille.
Alger, 4 mars 2006. Cinq jours avant le début de sa visite d’État, Poutine dépêche en Algérie Alexeï Koudrine, son ministre des Finances, qui est reçu par Bouteflika. « Notre état-major, lui explique le chef de l’État, a procédé à une évaluation précise de nos besoins en matière d’armement. Par ailleurs, la politique de diversification de nos fournisseurs en équipements militaires est un choix stratégique. Pas un rouble supplémentaire ne sera consacré à ce chapitre. » Poutine est irrité par tant d’intransigeance. Son service du protocole informe l’ambassade d’Algérie à Moscou d’un report de vingt-quatre heures de la visite. Impossible, répondent les Algériens, Bouteflika doit recevoir le lendemain – le 11 mars, donc – Roh Moo-hyun, le président sud-coréen. Les deux parties se mettent d’accord : le programme de la visite sera intégralement maintenu, mais sera concentré dans le temps.
Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, se trouve à ce moment-là à New York, où il s’apprête à faire des propositions au Conseil de sécurité de l’ONU concernant le dossier du nucléaire iranien. Il reçoit instruction de se rendre à Alger et de faire aboutir, coûte que coûte, les négociations. Poutine mesure parfaitement l’enjeu de son prochain voyage. Il sait que cet allié traditionnel qu’est l’Algérie est désormais ouvertement courtisé par l’Otan, que le département d’État américain le juge comme un « État pivot » et que le Pentagone le considère comme LA puissance militaire de la région.
Alger, 9 mars 2006. Lavrov est à Djenane el-Mithaq, une résidence d’État sur les hauteurs de la capitale. Avec Mohamed Bedjaoui, son homologue algérien, il met la dernière main aux accords qui doivent être signés le lendemain. Tard dans la soirée, les deux hommes parviennent enfin à un compromis. L’industrie militaire russe décroche le plus gros contrat de son histoire : 3,5 milliards de dollars ! Et l’Algérie, une colossale annulation de sa dette bilatérale. En d’autres termes, sur les 4,7 milliards de dollars du montant de la dette, 3,5 milliards serviront à financer l’acquisition d’une quarantaine d’avions de chasse Mig 29, d’une trentaine de chasseurs-bombardiers Sukhoï 30, de seize appareils d’entraînement Yak 130, de huit batteries de missiles antiaériens S 300 (l’équivalent des Patriot américains), ainsi qu’un contrat de maintenance et de formation d’officiers algériens.
Alger, 10 mars 2006. Poutine s’apprête à quitter Alger. Le sourire qui éclaire son visage habituellement impassible révèle la satisfaction du devoir accompli. Les six heures qu’il vient de passer dans la capitale algérienne ont en effet été fructueuses. Son pays se trouve remis en selle dans une région du monde, l’Afrique du Nord, d’où il avait été évincé à la fin des années 1980. Quant aux Algériens, ils vont devoir réviser leurs classiques. Dans le passé, ils avaient pris l’habitude de donner du tovarich (« camarade ») aux responsables soviétiques de passage. Désormais, ils n’évoqueront plus le président russe que comme « notre ami Vladimir Vladimirovitch »
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