Le fils et le secrétaire

Publié le 22 mars 2006 Lecture : 3 minutes.

L’un des poètes les plus connus aux Pays-Bas s’appelle Mustapha Stitou. Il est devenu célèbre lorsqu’il a eu le privilège de lire un de ses poèmes devant la reine Beatrix et tous les corps constitués à l’occasion de cérémonies commémorant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Son poème s’intitulait Liberté, tout simplement.
Depuis, Mustapha Stitou est invité un peu partout pour lire ses poèmes, ce qu’il fait très bien. Il transforme ces lectures en une sorte de happening, avec des mimiques subtiles et un sens hallucinant du rythme, c’est très drôle et très convaincant.

Mais si je parle aujourd’hui de Mustapha, c’est qu’il m’a raconté une histoire assez émouvante. Depuis qu’il est tout petit, il n’a cessé de poser des questions à son père. Des questions à propos de tout, des questions sur les gens, sur la nature, sur lui-même. Or le père, en bon Marocain immigré de la première génération, est très pudique, très réservé. Il ne répond pratiquement à aucune question, il se contente de grogner pour marquer que telle ou telle interrogation est off limits.

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Et puis le temps a passé, le père a pris de l’âge et le petit garçon est devenu jeune homme. Le poids des années s’est fait sentir sur le géniteur, qui n’a pas eu une vie facile. Après tout, il avait été sélectionné dans son village du Rif grâce à ses muscles et à sa bonne dentition. Il avait dû trimer dur pour gagner sa vie dans le Nord et y avait laissé une partie de sa santé. Bref, les visites chez le médecin sont devenues fréquentes. Et puisque le père ne parle pas un traître mot de l’étrange idiome des Bataves, il faut bien que son fils l’accompagnât. Idem en ce qui concerne les rendez-vous avec les organismes d’assurance, les caisses de retraite, les administrations diverses. À chaque fois, le fils porte un cartable porte-documents qui s’étoffe jour après jour, il parle au nom de son père, négocie, explique, traduit
Cependant, le père reste toujours sur sa réserve. Lorsque le fils lui pose des questions sur sa jeunesse, sur sa vie, sur sa femme, ses pensées intimes, il se ferme comme une huître.
Et puis un jour, Mustapha a eu une idée de génie. Alors qu’après une énième visite dans une administration quelconque, il replaçait les documents de son père dans son cartable, il posa de nouveau à celui-ci une question sur sa jeunesse. Mais il ajouta immédiatement cette précision :
– Je ne te parle pas en tant que fils, mais en tant que secrétaire. Je suis aussi ton secrétaire, non ?
Le père est un peu surpris, il hésite un peu puis il se met à rire et il répond de bonne grâce à la question.
Depuis ce jour, les deux hommes jouent le jeu. Lorsque Mustapha veut savoir quelque chose sur le passé de son père, il prend soin d’attendre le moment où ils ne sont pas à la maison, où ils sont quelque part dans un bâtiment anonyme, en train d’attendre qu’un fonctionnaire veuille bien les recevoir. Mustapha agite son cartable, c’est une sorte de mot de passe qui signifie :
– Je te parle en tant que secrétaire.

Les apparences étant sauves, le père répond volontiers aux questions, même les plus intimes.
Comme quoi, dans un monde en voie de globalisation, où les enfants ont d’autres repères que leurs parents, il suffit parfois d’un jeu de rôle pour que la communication s’établisse. C’est la lecture optimiste de cette petite anecdote. Mais n’est-il pas étrange, et un peu triste, qu’il faille passer par une fiction pour arriver à la réalité ?

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