Lakshmi Ier

Le patron du numéro un mondial de l’acier veut prendre le contrôle de son principal concurrent, l’européen Arcelor. Et croit dur comme fer à sa victoire. Portrait d’un homme d’affaires aussi avisé qu’obstiné.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 9 minutes.

C’est qu’il est entêté Lakshmi Niwas Mittal, 55 ans, patron du numéro un mondial de l’acier ! Oui, l’Indien venu du Rajasthan persiste dans sa tentative de prise de contrôle du numéro deux, l’européen Arcelor, malgré le tintamarre politico-médiatique un tantinet xénophobe que son offre a déclenché à Paris, Luxembourg et Madrid.
Non, il ne relèvera pas l’offre publique d’achat mise sur la table le 27 janvier : 18,5 milliards d’euros payables pour les trois quarts en échange d’actions de Mittal Steel, et pour un quart en liquide, et pas plus. Oui, il est prêt à déménager son siège social d’Amsterdam à Luxembourg si cela rassure. Non, sa famille ne cédera pas la majorité dans le futur mastodonte et y conservera 64 % des droits de vote.
Tout sourires, il l’a dit à Rotterdam, le 9 mars, et le 14, à Chicago. Depuis des semaines, il le répète aux gouvernements français, luxembourgeois et belge comme aux autorités locales flamandes ou wallonnes. Car il utilise à fond son biréacteur Gulfstream IV pour aller persuader sur place élus et actionnaires que sa vision est la bonne : il faut de toute urgence construire un géant basé en Europe et capable de produire 100 millions de tonnes d’acier par an, afin de profiter des appétits gargantuesques de la Chine et de l’Inde, de l’automobile et du bâtiment.
Il sait que Guy Dollé, PDG d’Arcelor, voyage, lui aussi, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, mais pour le dévaloriser aux yeux des hommes politiques et des gérants de fonds (principaux actionnaires d’Arcelor), le faire passer pour un vulgaire sidérurgiste low-cost qui sait « faire de l’eau de Cologne, mais pas du parfum », à la différence d’Arcelor, pour un « tueur de coûts » qui risque de fermer à tout-va les performantes usines européennes et pour un prédateur qui tente de sous-payer l’un des fleurons de l’industrie européenne, comme il l’a fait pour les laminoirs et les mines de pays sous-développés. À vrai dire, Lakshmi Mittal n’en a cure, et pas seulement parce que ce végétarien pratique quotidiennement les asanas (postures) et les pranayamas (respirations) du yoga : son passé parle pour lui.
Sa biographie ne doit pas être lue avec un il misérabiliste, même s’il naît, le 15 juin 1950, dans un trou perdu du Rajasthan, au nord-ouest de l’Inde, Sadulpur. Ses parents, issus de la riche caste commerçante des Marwaris, ont transité par cet État après avoir dû quitter Karachi, où son grand-père était ferrailleur, au moment de la partition entre le Pakistan et l’Inde. Cette période fut rude, mais brève : son père, Mohan Lal, emmène en 1952 toute la famille à Calcutta. Le petit Lakshmi fait de solides études dans un des établissements les plus huppés, Saint-Xavier’s College, tout en commençant à se former dans l’usine sidérurgique qu’a créée son père. Déjà.
En 1976, la famille Mittal déménage à nouveau en Indonésie, parce que le gouvernement indien contingente la fabrication d’acier par le secteur privé. Là, Lakshmi persuade son père de ne pas vendre un terrain, mais de l’aider à y implanter une usine sidérurgique avec un prêt de 1,5 million de dollars. On le voit, la success-story n’a pas pour héros un pauvre hère venu de nulle part, mais un fils de bonne famille qui va progressivement affirmer son indépendance. En effet, à partir de la fin des années 1980, les ailes lui poussent et il se fait une spécialité de racheter des entreprises publiques ou privées en déshérence et en déficit partout dans le monde et d’en faire comme par enchantement des machines à gagner des marchés et des dollars. 1989 : il rachète une société à Trinité et Tobago. 1992 : une autre à Mexico. 1994 : il s’implante au Canada. 1995 : il s’installe en Allemagne et au Kazakhstan. 1998 : il achète Inland Steel, aux États-Unis. 1999 : il acquiert Unimétal, en France. 2001 : l’Algérie, la Roumanie et l’Afrique du Sud l’accueillent. 2003 : il arrive en République tchèque. 2004 : il fait son marché aux États-Unis (ISG), en Bosnie, en Macédoine et en Pologne. 2005 : il met un pied (37,7 %) dans Hunan Valin, un fabricant de tubes chinois. Depuis 1996, il est seul maître à bord, car il a laissé la société familiale Global Steel, de Bombay, à son père et à ses frères Promod et Vinod. À lui, le vaste monde : Londres en l’occurrence pour le domicile et Amsterdam, ville fiscalement accueillante pour le holding.
La chance de Lakshmi Mittal tient en trois points : il est indien ; il a quitté l’Inde ; il n’est pas ingénieur. Reprenons dans l’ordre : il tient à sa nationalité comme à la prunelle de ses yeux puisqu’il a conservé le passeport indien et répète à qui veut l’entendre que c’est un formidable avantage de naître dans un pays où on est « obligé de parler plusieurs des trois cents langues usuelles ». Ensuite, le fait d’avoir choisi Djakarta, puis l’Europe, lui a épargné les pesanteurs d’un dirigisme indien bureaucratique et politisé ; en Inde, il aurait été bridé. Enfin, à la différence des ingénieurs à la tête de ses concurrents, il n’a jamais été obsédé par le nombre de tonnes d’acier à produire mais par les bénéfices à réaliser.
Excellent en calcul et formé aux règles de la comptabilité indienne Partha, qui oblige à vérifier quotidiennement les coûts, il sait en permanence où il en est, sa marge et les opportunités de négociations. Cela lui a permis de tailler fermement dans les dépenses de ses acquisitions et de les rendre bénéficiaires en un an (Trinité-et-Tobago) ou en deux ans (Mexico). Cela lui a permis encore de mettre en concurrence les villes de Paris, Londres, Milan et Madrid pour l’organisation des festivités royales du mariage de sa fille (55 millions d’euros) : Paris fut le mieux-disant.
Très vite, il comprend que la production sidérurgique est trop émiettée entre d’innombrables petits producteurs nationaux. Comme il pense spontanément à l’échelle de la planète – il dit « penser global » -, il comprend que la course à la taille est indispensable et pas seulement pour baisser les coûts, mais aussi pour tenir tête aux trois colosses exploitants de mines de fer qui font les prix. Il est le sidérurgiste qui contrôle le mieux (40 %) ses approvisionnements en matières premières. Quand les prix s’effondrent et que les investisseurs se détournent de la « vieille économie » industrielle, il maintient le cap. Et rafle la mise lorsque le prix de l’acier double entre 2001 et 2005.
Il a un flair hors du commun. En octobre 2005, il l’emporte sur Arcelor, qui mène la même stratégie de croissance que lui, pour le rachat de l’ukrainien Kryvorizhstal. Ce premier affrontement et les 5 milliards de dollars qu’il doit débourser lui font comprendre que cette concurrence peut devenir suicidaire, car elle pousse à la hausse le prix des proies. Fusionner avec Arcelor, ce serait aussi une façon de pouvoir acquérir de nouvelles usines à bon prix, car il ne compte pas s’arrêter dans son entreprise de « consolidation » de la sidérurgie mondiale.
Ses « trucs » de management ? D’abord, s’entourer d’Indiens. Quand on lui demande comment il a pu redresser en un clin d’il son établissement de Trinité et Tobago, il répond : « En remplaçant les managers européens par des Indiens », ce qui a économisé 1 million de dollars de salaires par an. Ensuite, pratiquer une diplomatie très british ; par exemple, quand on lui demande s’il est surpris des réactions agressives des Français à son endroit, il répond : « non, mais attristé » ; quand il parle d’Arcelor, c’est pour dire tout le bien qu’il pense de son management, etc. Enfin, diriger fermement : en Roumanie, 17 000 des 25 000 ouvriers ont quitté l’entreprise, mais volontairement et avec des indemnités.
Quant aux méthodes de direction, Lakshmi a inventé un mélange très personnel de contrôle serré (il licencie sans pitié ceux qu’il juge paresseux ou incompétents) et de responsabilisation. Ainsi, à ses cadres mexicains, qui lui proposaient deux stratégies variant du simple au double en termes de production, répondit-il : « Dites-moi ce dont vous avez besoin pour réussir la plus ambitieuse ; vous y arriverez, parce que je vais vous épauler. » La semaine commence invariablement, le lundi, par une téléconférence à laquelle il participe et qui donne l’occasion à 140 de ses hauts cadres éparpillés dans le monde de confronter leurs projets et leurs soucis. Ce management lui permet de prendre des décisions que ces confrères et concurrents qualifient de « culottées ». Car il faut ne pas avoir froid aux yeux, en plein effondrement de l’ex-Empire soviétique, pour miser 450 millions de dollars sur le Kazakhstan, en 1995. Il rétablit l’eau, l’électricité, l’école et les salaires dans le combinat en décrépitude et en fait une base d’exportation d’acier vers la Chine, l’Arabie saoudite et l’Europe orientale.
Mais ce savoir-faire ne lui épargne pas une déconvenue en Irlande, où la société rachetée en 1996 doit être liquidée en 2001. Ni les faux pas : en 2002, il verse au Parti travailliste 125 000 livres, et le Premier ministre britannique plaide en sa faveur auprès des autorités roumaines qui hésitaient à lui confier leur sidérurgiste Sidex. Il l’emporte finalement, mais la presse de Londres se scandalise de ce don et de ce « copinage ». Comme il est entêté, Lakshmi Mittal récidive et signe à l’intention des travaillistes un chèque de 2 millions d’euros en juillet 2005. Il admire Tony Blair.
Pour un Occidental, le roi indien de l’acier a deux défauts. Le premier est son goût pour l’ostentation. Passe encore qu’il soit classé première fortune du Royaume-Uni devant Roman Abramovitch, le patron russe du club de foot de Chelsea, ou cinquième fortune mondiale par le magazine Forbes (il a perdu deux places en 2006), mais il ne se souvient guère de la maxime que grommelait son père : « Le jour où on parle de vous dans les journaux, votre chute commence. » Lakshmi partage à moitié cette version moderne du « pour vivre heureux, vivons cachés », c’est-à-dire qu’il fait un black-out total sur sa vie privée et répond invariablement que sa seule passion, c’est l’acier.
Mais, d’un autre côté, il se comporte à rebours de la sentence paternelle. Il achète 70 millions de livres une gigantesque maison de douze chambres avec piscine de marbre au nos 18/19 de Kensington Palace Gardens. On a dit plus haut les festivités flamboyantes qui mobilisèrent, en 2004, la Galerie des glaces à Versailles, le parc de Saint-Cloud, les jardins des Tuileries et le château de Vaux-le-Vicomte pour le mariage de sa fille Vanisha auxquelles étaient conviées pendant cinq jours 1 500 personnes par des cartons d’invitation en argent. On comprend mieux cette munificence quand on est fan des films de Bollywood où le mauvais goût finit par avoir de la gueule.
Son amour de la famille est l’autre handicap que soulignent ses ennemis. Placer son fils Aditya, 29 ans, même diplômé de l’université américaine de Wharton, comme directeur financier, et sa fille Vanisha, 25 ans, comme membre du conseil, est-ce un népotisme bien convenable et une pratique vraiment transparente pour les actionnaires, susurrent-ils ? Décidément têtu, Lakshmi répond que la famille est sacrée en Inde et que son modèle de manager n’est pas le sidérurgiste américain Carnegie, mais Ford, le géant américain de l’automobile, qui a su construire une entreprise impérissable et familiale.
Guy Dollé a compris que là était le talon d’Achille des Mittal, qui ne veulent pas payer le rachat d’Arcelor en liquide, car cela les obligerait à faire appel à des partenaires extérieurs, donc à perdre leur majorité absolue. Il clame avec pas mal de rouerie qu’il accepterait peut-être de revenir sur son opposition à cette fusion annoncée si l’opération était réglée en cash
Mais Lakshmi Niwas Mittal est confiant dans sa victoire. Un : il a pour prénom celui de la déesse indienne de la prospérité et de la lumière. Deux : s’il a pu séduire le gouvernement de Trinité et Tobago, qui appréhendait qu’un Indien prenne en main sa sidérurgie, il se dit qu’il devrait parvenir à amadouer aussi la France, qui se voit toujours une vocation universelle. Comme lui.

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