« J’ai toujours nagé à contre-courant »

Considérablement affaibli par la victoire du Hamas aux législatives, le successeur de Yasser Arafat continue de défendre une politique modérée, la seule conforme, selon lui, à l’intérêt du peuple palestinien.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 23 minutes.

Pour Ariel Sharon, Yasser Arafat était l’homme à abattre. Déclaré « hors-jeu » (irrelevant), il fallait s’en débarrasser par tous les moyens. Lui disparu (11 novembre 2004), son successeur, Mahmoud Abbas, aurait dû bénéficier des bonnes grâces israéliennes. De Sharon à Olmert, il n’en est rien. Plutôt qu’un interlocuteur valable, il fait office de souffre-?douleur. Le raid sur la prison de Jéricho le 14 mars pour s’emparer du chef du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) n’est que la dernière avanie infligée au président de l’Autorité palestinienne (AP). Que les Américains et les Britanniques, parrains de l’accord qui régit le statut spécial de cette prison, s’y soient complaisamment prêtés en dit long sur la toute-puissance des dirigeants de l’État hébreu. Ils peuvent vraiment tout se permettre.
Abbas n’avait pas besoin de cette humiliation supplémentaire. Le triomphe du Hamas aux législatives de janvier avait porté un coup sévère à son parti, le Fatah, et, par voie de conséquence, dépouillé l’AP de toute autorité, ou peu s’en faut. Curieusement, Abou Mazen ne semble pas affecté outre mesure et reste droit dans ses bottes.
L’homme gagne à être connu. L’interview qu’on va lire, menée par notre excellent confrère Ghassan Cherbel, publiée sur deux livraisons d’Al-Hayat de Londres (2 et 3 mars), montre le président de l’AP sous son vrai jour. Personnage discret, sinon secret, il fait partie des chefs historiques de la résistance, qui, autour d’Abou Ammar, ont réussi à libérer la cause palestinienne de la double instrumentalisation panarabe, version nassérienne ou baasiste. Travaillant dans l’ombre, il a le courage, tout au long de son itinéraire, de faire des choix qui n’étaient pas du goût de tous, quand ils n’étaient pas carrément à contre-courant. Que ce fût le dialogue avec les Juifs dans le monde, les négociations d’Oslo ou encore la militarisation de l’Intifada, Abou Mazen préconisait dans la solitude des politiques relativement audacieuses qui finissaient par s’imposer.
Outre le courage et la lucidité, Mahmoud Abbas cultive une autre vertu : le parler vrai. Cet homme politique menacé de toutes parts ignore l’esquive et la langue de bois. Saint Jean Bouche d’Or, cet ancien instituteur révèle qu’Arafat voyait d’un bon il la militarisation de l’Intifada. Sinon, « il y aurait mis fin ». Résolument démocrate, vertu encore plus rare alentour, il accueille avec sérénité la victoire des islamistes et ne dissimule pas la responsabilité des siens. Fair-play, il rappelle au Hamas les servitudes de l’exercice du pouvoir telles que le maintien de l’ordre et l’inévitable coopération quotidienne avec les dirigeants israéliens. Visiblement, il table sur une transformation, à l’épreuve de la réalité, du mouvement islamiste.
Cette constance dans la modération qu’incarne le successeur d’Arafat finira-t-elle par porter ses fruits ? Rien ne permet de l’affirmer aujourd’hui. Mais avec l’évolution de l’opinion israélienne, désormais favorable majoritairement à un règlement de paix, les déboires croissants des Américains en Irak, al-Qaïda qui rôde du côté de la Palestine, tout devient possible au Moyen-Orient. Le pire comme le meilleur.

Al-Hayat : Monsieur le Président, êtes-vous condamné à naviguer perpétuellement sur une mer agitée ?
Mahmoud Abbas : Sans doute entendez-vous par là que je nage à contre-courant, ce qui est vrai. Mais ce n’est pas pour me distinguer. Mon souci de souligner ce que je crois être l’intérêt véritable de mon peuple m’a souvent conduit à exprimer des opinions, à adopter des attitudes qui, au début, n’étaient pas du goût de tous. Ainsi, au début des années 1970, j’ai commencé à parler de la nécessité d’établir des contacts directs avec les Israéliens. Personne ne m’a suivi. En 1977, lors d’une session du Conseil national de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine], je suis revenu à la charge. Et j’ai pu rallier une large majorité des dirigeants palestiniens à mon avis. Ce fut pratiquement la même chose concernant mon soutien au processus d’Oslo et mon refus de la militarisation de l’Intifada. Un homme politique doit parfois adopter des attitudes impopulaires. Son devoir est de déceler les vraies aspirations et les véritables intérêts de son peuple, et de les exprimer honnêtement. Il y a quelques minutes, j’étais en réunion avec les membres de la communauté palestinienne au Yémen. Je leur ai dit que j’étais contre la résistance armée et pour la paix ; je leur ai expliqué que nous devions priver Israël du moindre alibi et négocier avec lui. Beaucoup d’entre eux m’ont applaudi, mais pas tous.
Un tel destin doit être lourd à porter
Non, je suis serein et en paix avec moi-même. Exprimer mes convictions me procure toujours une intense satisfaction. Je n’aime pas être complaisant. On peut certes être un politicien professionnel, souffler le chaud et le froid, louvoyer et manuvrer le plus clair de son temps. Mais cela ne mène à rien.
Avez-vous toujours dit la vérité aux Palestiniens ?
Je tiens à leur dire la vérité, toujours et surtout au moment opportun, afin qu’ils fondent sur elle leurs attentes et aspirations.
Parlons franchement. Avez-vous commencé à rédiger votre lettre de démission ?
Non, ma démission n’est qu’une rumeur. J’ai tenu des propos dont on a déduit que je voulais démissionner. Mais le fauteuil présidentiel n’est pas pour moi une fin en soi, c’est un moyen. S’il me permet de réaliser mes objectifs, d’être utile, je me battrai pour le conserver. Si je constate, au contraire, que je suis dans l’impasse, sans espoir de parvenir à mes fins, alors j’en tirerai les conséquences et m’en irai.
Pensiez-vous devenir un jour président de la Palestine ?
Non.
Vous n’avez jamais pensé à la présidence ?
Non, jamais, ni à la présidence ni même à la primature. Vous connaissez mon parcours. J’ai toujours été dans l’ombre. Ma visibilité médiatique était limitée. Je n’ai jamais eu envie d’être sur le devant de la scène. J’ai été obligé d’accepter la primature et, après le décès du frère Yasser Arafat, la présidence. Je ne regrette rien. Mais je n’ai rien cherché non plus.
Êtes-vous sûr de n’avoir rien cherché ?
Absolument. Je n’ai jamais pensé à la présidence. Ce sont les autres membres de la direction palestinienne qui en ont décidé ainsi suite au martyre du frère Abou Ammar.
On dit de plus en plus qu’al-Qaïda cherche à s’implanter sur les lignes de démarcation israélo-arabes pour affronter l’État hébreu, mettre à profit la cause palestinienne et recruter une nouvelle génération de djihadistes. Avez-vous noté la présence d’al-Qaïda dans les Territoires ?
Nous disposons de quelques indices.
Des indices de la présence d’al-Qaïda ?
Oui.
Où ? À Gaza ?
Oui.
Et ailleurs ?
En Cisjordanie aussi.
Cela vous inquiète-t-il ?
Énormément.
Pourquoi ?
Si les gens d’al-Qaïda peuvent pénétrer à leur guise, toute la région en sera dévastée. C’est une question sensible sur laquelle je veux être précis : nous avons des signes sur une certaine présence d’al-Qaïda à Gaza et en Cisjordanie. Il s’agit de renseignements de nos services, mais nous ne disposons pas de toutes les vérifications pour mettre la main sur les suspects. Le dernier rapport à ce sujet remonte à trois jours. C’est la première fois que j’aborde cette question. C’est une affaire extrêmement grave.
Aviez-vous prévu les résultats des dernières législatives palestiniennes ?
Non.
Qu’aviez-vous prévu ?
J’imaginais des résultats très serrés : que le Hamas devancerait le Fatah d’un ou de deux sièges, ou vice versa. Mais je n’ai jamais pensé qu’il y aurait un tel écart. Après coup, j’ai compris les causes de cet écart, que j’impute principalement aux 78 candidatures « indépendantes » issues du Fatah, qui ont privé les listes du mouvement d’environ 200 000 voix.
Sans ces candidatures, les résultats auraient-ils été différents ?
Sans aucun doute.
Quel a été votre sentiment à l’annonce des résultats ?
À vrai dire, quand nous avons décidé d’organiser le scrutin, nous l’avons pris pour ce qu’il était : une échéance démocratique à travers laquelle le peuple palestinien serait l’unique arbitre. Il va de soi que nous devions en respecter les résultats. Ce qui m’a gêné, c’est surtout l’ampleur de l’écart entre le Fatah et le Hamas. Quand on regarde les chiffres, on constate que le premier a obtenu 51 % des voix, contre 43 % pour le second. Nous avons gagné en termes de voix et perdu en termes de sièges. Par notre seule faute. S’il n’y avait pas eu 78 candidats « indépendants », le Fatah aurait remporté une majorité absolue de 67 sièges.
Avez-vous été déçu par l’électorat, ou par le Fatah ?
Plutôt par le comportement du Fatah. À la veille des élections, j’ai essayé de convaincre ceux qui voulaient se présenter en indépendants de se retirer. Ils étaient 120. Une partie d’entre eux m’ont écouté et 78 se sont maintenus. Le Conseil révolutionnaire avait décidé que toute candidature indépendante serait considérée comme une démission du Fatah. J’ai donc décidé leur exclusion de l’organisation. Parmi eux, six membres du Conseil révolutionnaire.
Certains en ont conclu que Mahmoud Abbas avait été poignardé dans le dos par les siens.
C’est le Fatah, et non Mahmoud Abbas, qui a été poignardé dans le dos par les siens.
Les Palestiniens ont-ils voté pour le programme du Hamas, ou pour sanctionner le Fatah ?
Il est clair que les électeurs n’approuvent pas le discours traditionnel de Hamas. Celui qui préconise la continuation de la lutte armée, la non-reconnaissance d’Israël et des résolutions onusiennes relatives au conflit israélo-arabe. Il est possible qu’il y ait eu un vote-sanction. Car je suis sûr que l’opinion publique palestinienne est majoritairement favorable à la paix. Si l’on organise un sondage, 80 % des gens interrogés se diront opposés à la militarisation de l’Intifada, et plus de 57 % se prononceront pour la paix. Ils n’ont pas encore changé d’avis. La tournure prise par le scrutin a d’autres raisons. Vous en avez évoqué une : les soupçons de corruption pesant sur le Fatah. Nous avons mené et menons une lutte sans merci contre ce phénomène. Mais cela n’a pas suffi à lever les doutes.
Qui d’autre, en dehors d’Israël, a contribué à détruire l’Autorité palestinienne [AP] et à ébranler ses fondations ?
La position d’Israël est très importante, voire déterminante. Les Israéliens ne nous ont rien accordé ; ils n’ont même pas accepté de libérer un seul prisonnier au lendemain de l’accord de Charm el-Cheikh. Nous n’avons rien fait ensemble. Ils ne pensaient qu’à des solutions unilatérales et ne nous ont pas aidés à donner quoi que ce soit au peuple palestinien.
Et les Américains ont traîné les pieds
Hélas ! ils ne nous ont pas apporté le soutien nécessaire.
Le comportement de certains dirigeants du Fatah et les opérations du Hamas et du Djihad n’ont-ils pas contribué aussi à saper l’AP ?
En vérité, le Hamas a cessé ses opérations depuis longtemps. Mais le Djihad et ceux qui se font appeler les Brigades d’Al-Aqsa ont voulu tout saboter. Les attentats de Tel-Aviv, de Khadhira, sous mon mandat ont sérieusement ébranlé l’AP.
Les opérations du Djihad et des Brigades d’Al-Aqsa font-elles partie des actions légitimes de la résistance ou obéissent-elles à un agenda étranger à la cause palestinienne ?
Nous avons interrogé le Djihad à propos de ces opérations. Et nous avons compris qu’il ne contrôlait pas les groupes qui commettaient ces attentats. C’est pour cette raison que nous avons parlé d’une tierce partie étrangère, qui nous manipule et cherche à nous utiliser dans des combats qui ne sont pas les nôtres. Et il est possible que des Palestiniens s’y prêtent.
Le Djihad a-t-il infiltré les Brigades d’Al-Aqsa ?
Pendant les quatre années d’Intifada, les infiltrations étaient monnaie courante. Résultat : le chaos aidant, n’importe qui peut contacter n’importe qui, lui fournir l’encadrement et la logistique, et le manipuler à sa guise. Nombreux sont ceux qui se sont servis de l’étiquette des Brigades d’Al-Aqsa alors qu’ils n’avaient en réalité rien à voir avec elles. Je connais les Brigades : leurs membres sont disciplinés. Pendant les législatives, ils se sont abstenus de toute action susceptible d’avoir un effet négatif sur le processus électoral. Mais il est clair qu’il y a des groupes qui ont usurpé leur label pour le coller à leurs opérations.
La militarisation de l’Intifada et les attentats-suicides ont-ils favorisé la victoire du Hamas ?
Ces facteurs ont indéniablement eu des effets dévastateurs sur le terrain. Quand l’Intifada a commencé, en septembre 2000, je m’y suis opposé. Je me souviens qu’un jour le président Arafat et moi étions à bord d’un hélicoptère qui nous conduisait de Ramallah à Gaza, quand nous avons aperçu des pneus en flammes. Je lui ai alors dit : « Ce soulèvement va faire boule de neige, et personne ne pourra plus l’arrêter. Il faut que tu mettes un terme à cette Intifada ! »
Arafat voyait-il d’un bon il la militarisation de l’Intifada, pensant qu’il pouvait combattre et négocier en même temps ?
Oui, sinon il l’aurait arrêtée. Mais il n’était pas le seul.
Pensez-vous qu’il soit possible de procéder aux réformes tout en maintenant le processus de paix ?
Il faut revenir au processus de paix et, sur cette base, engager les réformes nécessaires. Nous n’avons pas le choix. Il faut assurer le calme, relancer l’économie et reprendre les négociations avec les Israéliens sur deux registres : d’abord les problèmes quotidiens abordés à Charm el-Cheikh, ensuite les questions relatives au règlement final, mentionnées dans les accords d’Oslo et la Feuille de route.
La Feuille de route permet-elle aux Palestiniens de combattre et de négocier simultanément ?
Non. C’est interdit. Le premier article de la Feuille de route prévoit la trêve et la démilitarisation des groupes palestiniens en échange de l’arrêt de la colonisation et de l’édification du mur israélien. Comment peut-on combattre et négocier en même temps ?
La victoire du Hamas signifie-t-elle un retour du conflit israélo-palestinien à la situation d’avant la Feuille de route ?
Tout dépendra de la position du Hamas. Ce dernier n’a pas encore annoncé, ni même élaboré sa position. Comme certains dirigeants arabes, je crois qu’il faut donner au Hamas l’occasion de changer son discours. Il n’est pas raisonnable de s’attendre de sa part à un virage à 180 degrés au bout d’un mois. Je considère importantes et utiles les visites des dirigeants de l’organisation à l’étranger. Ils auront ainsi l’occasion d’écouter les autres et de se faire entendre. Ce qu’on leur dira en Russie, en Turquie, en Égypte et peut-être en France leur permettra de se faire une opinion et d’élaborer une position définitive. Il faut juste leur donner du temps.
Que demandez-vous au Hamas ?
Je leur ai dit que mon discours devant le nouveau Conseil législatif était le fondement de ma politique et que je souhaitais que nous harmonisions nos positions. Naturellement, ils ne pouvaient pas se prononcer sur-le-champ. Ils vont examiner la situation avant de répondre. Mais seule la politique que je préconise permettra à notre peuple d’avancer.
Les alliances régionales du Hamas le rendent-elles infréquentable ?
Je ne suis pas opposé aux relations du Hamas avec telle ou telle partie, mais je suis hostile à tout alignement des Palestiniens sur les positions d’une partie contre une autre. En février, j’ai déclaré par exemple que les Palestiniens installés au Liban doivent s’interdire toute immixtion dans les affaires libanaises. Le Hamas peut donc avoir des relations normales ou bonnes avec l’Iran et la Syrie, mais il ne doit s’inféoder à aucune partie étrangère. En tant que Palestinien, je ne suis pas obligé d’être avec une partie contre une autre. Ce n’est pas dans notre intérêt.
Comment avez-vous réagi quand Khaled Mechaal a repris à son compte, à Téhéran, le discours incendiaire de ses hôtes à l’égard de l’État hébreu ?
Le contexte joue parfois, et puis le Hamas n’a pas encore changé de discours. Même si je crois personnellement qu’il finira par le faire. Pour le moment, je ne veux pas me prononcer. Je préfère attendre et voir.
Êtes-vous désormais obligé de compter avec l’axe Damas-Téhéran, qui passe par le Liban-Sud et Gaza ?
Je refuse de faire partie de quelque axe que ce soit avec qui que ce soit. Je veux entretenir de bonnes relations avec tout le monde.
Le Hamas vous a-t-il officiellement informé de la décision iranienne de financer l’AP ?
Non, pas encore, mais j’ai entendu dire que l’Iran allait soutenir financièrement l’AP. Ce serait une bonne chose. L’essentiel est que les fonds arrivent aux mains de l’AP.
Recevoir de l’argent d’un État comme l’Iran ne vous gêne pas ?
L’argent que nous recevons devient palestinien. Il n’y aura pas de contrepartie. Nous ne monnayons pas nos positions. Notre politique et nos choix sont connus. Nous remercions tous ceux qui voudront bien nous aider en respectant nos orientations, mais aussi les autres.
Les déclarations du président iranien Mahmoud Ahmadinejad prônant d’effacer Israël de la carte servent-elles votre cause ?
Nous ne tenons pas ce genre de discours car nous reconnaissons Israël. Ces déclarations n’engagent que leur auteur, qui est libre de ses propos. Il est le président d’une puissance régionale qui a sa propre politique. Nous, nous reconnaissons Israël dans ses frontières de juin 1967 et entretenons des relations avec lui.
Le Hamas peut-il se contenter de souscrire à l’initiative de paix arabe ?
Nous devons bien lire cette initiative. Elle invite les États arabes et musulmans à reconnaître Israël dès que ce dernier acceptera de se retirer des territoires arabes occupés en 1967 et souscrira à un règlement juste et négocié du problème des réfugiés, conformément à la résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU. C’est une initiative très précieuse et très courageuse. Le monde entier l’a bien accueillie et, selon les sondages d’opinion, 70 % des Israéliens y adhèrent. Cette initiative fut d’ailleurs, au même titre que la « vision » du président Bush, une référence de la Feuille de route, entérinée dans la résolution 1515 du Conseil de sécurité.
Pour devenir fréquentable, le Hamas doit-il adhérer à la Feuille de route ?
Absolument. Ce plan comprend trois étapes. La première est d’ordre sécuritaire : les Palestiniens y sont invités à unifier leurs appareils de sécurité et à désarmer les factions en échange de la suspension de la colonisation et de l’arrêt de l’édification du mur. J’ai demandé au Hamas de poursuivre le travail d’unification des appareils de sécurité et de retrait de toutes les armes illégales que j’avais entamé. Ce qui nous permettra d’avoir une seule Autorité, une seule loi, une seule force légitime, tout en gardant notre pluralisme politique. Le deuxième point évoque une conférence internationale et un État aux frontières provisoires. Il précise quand même que c’est une option parmi d’autres. En tant que telle, je la refuse, mais je ne refuse pas la Feuille de route, dont le troisième point est justement la « vision » de George W. Bush, à laquelle j’adhère à un million pour cent et qui préconise le retrait d’Israël des territoires occupés en 1967 et l’instauration d’un État palestinien démocratique et viable ayant une continuité géographique, à côté de l’État d’Israël. La Feuille de route est devenue la référence unique pour la solution du conflit israélo-palestinien.
La cohabitation avec Haniyeh est-elle possible ?
Sans nul doute. Je lui souhaite plein de succès dans sa mission.
Qu’en est-il des relations entre l’AP et la Syrie ?
Elles sont normales et bonnes. Nous n’avons aucun problème avec la Syrie.
N’étiez-vous pas inquiets après la rencontre entre le président iranien et les dirigeants des organisations palestiniennes basées à Damas ?
C’est autre chose. Les factions palestiniennes installées à Damas ont une marge de liberté et rencontrent qui elles veulent. Ça ne me dérange pas. Mes rapports avec le président Bachar al-Assad et les autres responsables syriens sont excellents. J’ai d’ailleurs reçu plusieurs invitations à me rendre à Damas.
Allez-vous vous y rendre ?
Rien ne s’y oppose. Nous avons assaini nos relations avec tous les États arabes.
Avez-vous l’intention de visiter l’Iran ?
J’ai une invitation.
Avez-vous songé à demander à la Syrie et à l’Iran d’intervenir auprès du Hamas pour l’amener à plus de souplesse ?
Je parle directement avec le Hamas. Entre Palestiniens, nous n’avons pas besoin d’intermédiaires.
Si vous deviez traiter une affaire urgente avec le « patron » du Hamas, à qui vous adresseriez-vous ?
La hiérarchie du Hamas est connue. Il dispose d’un bureau politique dont le président est Khaled Mechaal. Je m’adresse donc à lui, même si les circonstances ne nous permettent pas de nous rencontrer physiquement. Nous sommes en contact avec leur direction à Gaza : Ismaïl Haniyeh, Mahmoud Zahar, Saïd Siyam et les autres. Je les vois chaque fois que je m’y rends.
Voulez-vous avoir votre « part » du gouvernement ?
Le débat est entre le Hamas et le Fatah. La « part » du président, c’est tout le peuple. Il est le président de tous les Palestiniens et ne fait pas de différence entre eux.
Avez-vous des signes que les États-Unis pourraient accepter le Hamas, ou s’en accommoder ?
Rien ne l’indique pour le moment. David Welch [le secrétaire d’État adjoint] m’a informé récemment que les Américains ne traiteraient pas avec le Hamas tant que ce dernier n’aura pas reconnu Israël, abandonné le terrorisme et souscrit aux accords déjà conclus entre l’OLP et Israël. C’est leur position actuelle. Mais elle pourrait évoluer.
Qu’avez-vous demandé à Welch ?
De ne pas suspendre l’aide américaine au peuple palestinien, quelle que soit l’attitude de Washington vis-à-vis du Hamas. Et de ne pas punir le peuple palestinien pour son expérience démocratique. Sa réponse n’a été ni positive ni négative.
Comment qualifieriez-vous la crise financière que vit l’AP ?
Elle est très grave. On peine chaque mois à payer les salaires. Si jamais on n’y arrivait pas, il y aurait des conséquences fâcheuses.
Cette crise peut-elle déboucher sur l’effondrement de l’AP ?
C’est possible.
Le Hamas sera-t-il désormais responsable de l’absence de sécurité ?
Oui, après la mise en place du gouvernement, il devra faire face au désordre et à la détention d’armes illégales.
Une tâche difficile
Évidemment. Le Hamas va affronter de grandes difficultés. Quiconque aspire au pouvoir doit savoir que ce n’est pas une partie de plaisir. Pour le Hamas, cela veut dire qu’il aura entre vingt et vingt-quatre ministres. Chaque ministre aura des contacts quotidiens avec les Israéliens. Le ministre des Finances, par exemple, aura à réclamer le produit des taxes douanières. En outre, les Israéliens doivent être préalablement informés de tous les déplacements des responsables de l’Autorité. Il y a une imbrication quotidienne avec eux. Être dans l’opposition est une chose, être au pouvoir, une autre. Quiconque accède aux responsabilités est censé en mesurer les exigences et les contraintes.
Est-ce que les ministres du Hamas pourraient éviter de traiter avec les Israéliens ?
Supposons qu’ils fassent ce choix. Comment vont-ils résoudre les problèmes des gens ?
Et si l’OLP prenait en charge le volet des négociations avec Israël ?
L’OLP assume cette responsabilité. Mais la commission des négociations comprend, outre son président, Saëb Erekat, et le président palestinien, le président du Conseil législatif, le Premier ministre, les ministres des Affaires étrangères et des Finances. La commission négocie et s’engage au nom de l’OLP. Le Premier ministre peut certes ne pas participer aux négociations, mais celles-ci sont toujours menées au nom de tous. En vérité, les négociations ne sont qu’un aspect de nos rapports avec Israël. D’ailleurs, elles sont pratiquement gelées depuis des années. Ce sont les problèmes de la vie quotidienne qui exigent une concertation et une coordination avec l’autre partie. Personnellement, chaque fois que j’ai l’intention de me rendre à Gaza, j’en informe les Israéliens vingt-quatre heures au moins avant mon départ. Un directeur de cabinet leur communique l’heure précise du déplacement, les noms et les numéros des pièces d’identité des membres de ma délégation.
Haniyeh sera-t-il astreint aux mêmes formalités ?
Oui.
Quelle sera, selon vous, l’issue des élections israéliennes ?
Kadima pourrait gagner, devant les travaillistes ; le Likoud arriverait en troisième position, suivi du Shass et du Shinoui.
La victoire de Kadima aura-t-elle des retombées sur les négociations ?
Kadima véhicule pour le moment la somme des idées de Sharon, avec peut-être quelques amendements. Ses dirigeants ne parlent pas encore de négociations de peur de perdre les élections. Ils préfèrent plutôt user d’un langage dur pour drainer des voix.
L’absence de Sharon a-t-elle influé sur Kadima et le processus de paix ?
Sharon est très dur idéologiquement. Il est plus difficile de parvenir à un accord avec lui qu’avec Itzhak Rabin. Sharon est un homme de décision : il fait ce qu’il dit, encore faut-il qu’il « dise » !
Combien de fois l’avez-vous rencontré ?
À plusieurs reprises.
Lui avez-vous rendu visite dans son ranch ?
Oui. Notre première rencontre a eu lieu dans son ranch. Elle était secrète. Mais les Israéliens ont fini par l’ébruiter. C’était, je crois, en 1998. J’étais alors chargé du dossier des négociations.
Comment s’est passée la rencontre ?
Elle était très franche et vaine. Sharon avait des notes. Il les a lues, puis m’a dit : « C’est ma conviction, je sais que vous n’êtes pas d’accord, mais c’est mon point de vue. » À mon tour, je lui ai exposé les positions de la partie palestinienne. Négocier avec Sharon n’est pas de tout repos.
Vouait-il une haine particulière à Yasser Arafat ?
Oui.
S’agissait-il d’une guerre des symboles ?
C’est une raison parmi d’autres. Sharon haïssait Arafat. Il ne lui a jamais serré la main.
Jamais ?
Jamais. Ils se sont rencontrés lors des négociations de Wye River. Ils étaient toujours face à face. Sharon, à l’époque [1997] ministre des Affaires étrangères, évitait, chaque fois qu’il rentrait dans la salle, de serrer la main à Arafat. Leur dernière rencontre a eu lieu au point de passage d’Erez en présence de Bill Clinton. À leur arrivée, Sharon a refusé de serrer la main à Arafat ; à leur départ, Arafat lui a rendu la pareille.
Arafat avait-il la même aversion pour Sharon ?
Oui, ils se détestaient mutuellement.
Était-il facile pour vous personnellement de serrer la main de Sharon ?
Je tends la main à qui me tend la sienne. Je m’abstiens de saluer celui qui refuse de me saluer. Je n’ai pas de préjugés. Ce qui m’intéresse, ce sont les résultats. Nous avons serré la main à Itzhak Rabin, qui broyait les os des Palestiniens, et à Ehoud Barak, qui a directement participé à l’assassinat de Kamel Adwane, Abou Youssef al-Najjar et Kamel Nasser (à Beyrouth, en 1973). Quand on cherche à récupérer ses droits par la négociation, il faut passer par là.
N’était-il pas difficile pour Arafat de serrer la main de l’assassin de trois dirigeants palestiniens ?
Naturellement. Comme nous tous. Mais Arafat réalisait aussi que nous avions des droits à recouvrer et que la paix ne peut se conclure qu’avec l’ennemi.
Pensez-vous qu’Arafat voulait, au fond de lui-même, passer à la postérité sans avoir fait les concessions nécessaires pour parvenir à une solution définitive ?
Cela ne correspond pas à la personnalité d’Arafat. J’ose même dire qu’il était le leader le plus pragmatique du Moyen-Orient. Il était indéniablement courageux. Il lui suffisait d’être convaincu par un choix pour qu’il s’engage irréversiblement. C’était notamment le cas avec le processus d’Oslo. Le gâchis incombe à l’autre partie, qui, durant les dernières quatre années, l’a ostracisé. Yasser Arafat n’était pas rigide. Il écoutait et discutait. Il aimait donner et prendre. Il ne se montrait intransigeant que sur les questions essentielles. Par exemple, il préférait être pendu plutôt que de céder sur Jérusalem-Est. Il y a pour nous des lignes rouges : les frontières et les réfugiés. Je suis de l’école d’Arafat. Je vous donne un exemple : durant la phase transitoire, je finissais souvent par accepter ce que proposait la partie israélienne. Pourquoi ? Parce que je ne signais pas un accord sur la solution définitive. Il a été une fois question d’un retrait partiel de Cisjordanie. Nous avons demandé 20 %, les Israéliens ont proposé 10 % avant d’accepter 12 %. Nous avons donné notre accord. On pouvait se montrer souple tant qu’il ne s’agissait pas d’une solution définitive. Lors des négociations sur le statut final, les Israéliens ont demandé à la partie palestinienne de céder 1 % des Territoires, j’ai refusé. Je leur ai dit que nous ne céderions pas un seul pouce. Le problème des réfugiés, quant à lui, exige une solution. Je ne réclame pas le retour effectif des 5 millions de réfugiés, mais je demande que l’on accepte de discuter du principe du retour de certains d’entre eux. Sous les auspices de Clinton, on a commencé à aborder sérieusement le problème. Je n’accepterai jamais qu’on élude ce principe ou qu’on l’abandonne en échange de l’arrêt de la colonisation.
Yasser Arafat vous manque-t-il ?
Il me manque toujours. Par son leadership historique, Arafat était pour nous une sorte de « tuteur ». Il était capable de rassembler les Palestiniens. Durant les quatre dernières années de sa vie, il a été confiné. Il vivait dans une pièce de deux mètres carrés. Que pouvait-on demander à un homme condamné à vivre dans de telles conditions ?
Comment étaient ses relations avec le Hamas ?
Bonnes. Mechaal lui téléphonait presque quotidiennement.
Peut-on dire que Mechaal est un pragmatique ?
Khaled Mechaal est un homme raisonnable.
Vous avez utilisé le terme de « martyre » pour parler du décès d’Arafat. Pourquoi ?
Nous soupçonnons qu’Arafat a été empoisonné. Mais nous ne disposons d’aucune preuve. Le dossier restera ouvert jusqu’à ce que nous sachions la vérité.
Est-ce à dire que vous suivez régulièrement le dossier ?
Absolument. Nous consultons beaucoup des gens pour y voir plus clair. Nous recherchons les vraies causes du décès.
Le président Bachar al-Assad a accusé Israël d’avoir tué Arafat ?
J’ai besoin de preuves pour pouvoir montrer du doigt telle ou telle partie. Moi je dis qu’il y a des soupçons. Les Français nous ont affirmé qu’il « n’y avait dans son sang aucune trace de poison que nous connaissions ». Il y a donc des poisons qu’ils ne connaissent pas. C’est un langage de vérité digne de vrais médecins.
Qui pourrait être responsable de la mort d’Arafat ? Israël ?
Ceux qui y ont intérêt.
Qui d’autres hormis Israël ?
Je n’en ai pas une idée précise. Des interrogations ont été formulées sur une éventuelle implication d’Israël. Mais je ne peux pas porter d’accusation tant que je ne dispose pas de preuves.

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