Genèse d’un « désastre américain »

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 5 minutes.

La guerre d’Irak a commencé le 20 mars 2003 à 5 h 35 du matin, heure locale, il y a trois ans.
Depuis plusieurs semaines, elle fait entre cinquante et cent morts par jour, presque tous irakiens, et empêche le pays de fonctionner normalement ; elle domine l’actualité et, par conséquent, occupe la « une » des médias ; elle menace l’équilibre régional et met en très grande difficulté le pouvoir de la plus grande puissance du monde.
Cette hyperpuissance, les États-Unis, a déjà perdu, sans contrepartie durable, près de 2 500 soldats, dix fois plus de blessés et plusieurs centaines de milliards de dollars, au rythme hallucinant de 6 milliards de dollars par mois.
L’opinion américaine ne croit plus en la victoire et retire progressivement sa confiance au président (voir graphique). À ce dernier, il reste mille jours avant la fin de son second et dernier mandat : ils risquent de lui paraître bien longs
La situation créée est si complexe qu’à ce stade personne n’est en mesure de prévoir comment va évoluer, dans les prochains mois, cet étrange conflit. Mais on peut tenter d’expliquer comment on en est arrivé à ce « désastre américain ».

Il me paraît tout d’abord utile de rappeler deux points importants :
1. Cette guerre n’était nullement nécessaire : rien, absolument rien, ne l’imposait. Le président des États-Unis qui l’a déclenchée, en dehors de toute légalité internationale, pouvait choisir de ne pas s’y aventurer et doit se dire aujourd’hui que ses conseillers américains et israéliens, qui l’y ont poussé, lui ont rendu le plus mauvais des services.
On connaît de façon certaine le moment où George W. Bush en est arrivé (ou a été amené) à prendre la décision d’envahir l’Irak : au début de 2002, soit quinze mois avant de passer à l’acte. Beaucoup pensent qu’il a commencé à y penser bien plus tôt : dès le 12 septembre 2001, parce qu’il y a vu le moyen commode de venger, sur quelqu’un de visible et de diabolisé, l’affront fait à l’Amérique par al-Qaïda.
D’autres soutiennent la thèse selon laquelle le président et certains de ses plus proches collaborateurs – qui étaient en 1990 ceux de son père – ont eu à cur de réussir ce qui avait été raté en 1991 lors de la première guerre du Golfe : l’élimination de Saddam Hussein, jugé hostile et dangereux.

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2. Quoi qu’il en soit, George W. Bush et son secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, ont voulu (et cru pouvoir faire) une guerre courte et peu coûteuse, dont la gloire rejaillirait sur eux et leur armée.
Ils n’ont engagé que 150 000 hommes, mais supérieurement armés, et leur ont enjoint de montrer au monde que l’armée américaine du XXIe siècle n’a pas besoin d’effectifs pléthoriques pour gagner haut la main.
Il faut dire qu’à l’époque tout le monde a cru qu’ils auraient aisément pari gagné.
Souvenez-vous : avance éclair, sans grandes batailles ni pertes significatives, et franchissement de l’Euphrate plus facile que prévu.
La capitale du pays, Bagdad, a été prise dès le 9 avril, ce qui a entraîné la chute du régime comme un fruit mûr et la fuite de Saddam.
Le reste du pays sera occupé en moins de quinze jours, et la guerre, qui paraissait alors terminée, n’avait duré qu’un peu plus d’un mois.
En tout cas, le 1er mai 2003, sur le porte-avions Abraham-Lincoln, face aux caméras de télévision, en battle-dress, un George W. Bush épanoui s’estimait en mesure d’annoncer « la fin des opérations majeures » et de délivrer à ses concitoyens et au monde ce message : « Mission accomplie »

Ce qui s’est passé depuis montre que, rarement dans l’Histoire, le chef d’un grand pays se sera autant trompé que George W. Bush ce jour-là : il croyait avoir gagné alors qu’en réalité il s’était mis, et avec lui son pays, dans une nasse dont il n’allait pas pouvoir s’extirper

Les journalistes et historiens américains qui ont cherché à comprendre comment leur pays a pu s’enferrer dans cette situation nous livrent des informations et une analyse que je trouve convaincantes. Ils disent ceci, en substance.
Sous la direction de George W. Bush (que les Américains ont élu et réélu) et des hommes dont il s’est entouré, la très riche et très puissante Amérique a, dans cette affaire, fait preuve d’une étonnante incompétence : nominations farfelues et improvisées aux postes les plus élevés, conduisant à des décisions désastreuses sans aucun souci des conséquences ni aucune intention de corriger les erreurs commises.
Dans un article intitulé The Mess (Le gâchis) publié par la New York Review of Books du 9 mars, Peter Galbraith* décrit avec une grande précision l’entrée de son pays dans la nasse. Cela a commencé avec l’étrange et irresponsable choix de Paul Bremer comme proconsul chargé d’administrer l’Irak, au nom et pour le compte de l’Amérique.
« Fin avril 2003, Donald Rumsfeld a pris contact avec L. Paul Bremer III, surnommé Jerry, pour lui demander s’il avait envie d’être l’administrateur de l’Irak d’après-guerre. []
Bremer ignorait tout de l’Irak. Il n’y était jamais allé, il ne parlait pas l’arabe, il n’avait aucune expérience des relations avec un pays sortant d’une guerre, et n’avait jamais participé à un nation-building – à une reconstruction nationale. Au cours des deux semaines qu’on lui a accordées pour se préparer, il a recruté des conseillers chevronnés, parmi lesquels plusieurs ambassadeurs à la retraite, un ancien secrétaire d’État adjoint pour l’administration, et un très influent lobbyiste républicain de Washington. Une seule de ses recrues avait mis les pieds en Irak.
Bremer a atterri à Bagdad le 12 mai. Le mois précédent avait été catastrophique Les forces américaines avaient pris Bagdad le 9 avril Policiers et fonctionnaires irakiens n’avaient pas attendu les Américains et s’étaient évanouis dans la nature.
Ils laissaient la place aux pillards, qui avaient mis à sac tous les bâtiments publics de Bagdad – à l’exception du ministère du Pétrole gardé par les Américains -, emportant tout ce qui était transportable, et en avaient incendié un grand nombre. Le pillage a probablement voué à l’échec l’occupation avant même qu’elle ait commencé. Sans le personnel des ministères, le gouvernement ne pouvait pas fonctionner. []
Devant le spectacle de la destruction de leur capitale, beaucoup d’Irakiens ont considéré soit que les États-Unis étaient trop faibles pour empêcher le pillage, soit qu’ils avaient décidé sans vergogne de détruire leur pays, soit les deux »

C’était mal parti, du côté américain, et la situation deviendra de plus en plus kafkaïenne : des généraux ne connaissant rien au pays, sans contact avec aucune autorité, ni nationale ni régionale ; et, à Bagdad, enfermés dans ce qu’ils ont appelé la « Zone verte », des centaines de hauts fonctionnaires s’escrimant à plaquer des lois et des règlements américains sur une « réalité » irakienne dont ils ignoraient tout.
Du côté irakien, ce sera pire : des émigrés, dont certains avaient quitté leur pays trente ans plus tôt ; les plus connus, Ahmed Chalabi et Iyad Allaoui, se disputant les faveurs des Américains et les prébendes qui en découlaient, se cherchant désespérément une base politique qui se dérobait
« En occupant l’Irak, l’Amérique a ouvert la boîte de Pandore » : l’auteur de cette vérité n’est autre que l’ambassadeur des États-Unis en Irak, Zalmay Khalilzad.
Hélas pour lui et pour son pays, ni lui ni son président ne savent ce qui va en sortir.

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* Ancien ambassadeur, actuellement professeur au Collège de guerre.

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