Franco-polyphonie

Du 16 mars au 9 octobre 2006, le festival francophone en France descend dans la rue et rend hommage à Léopold Sédar Senghor.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

On prête ces mots au maréchal Foch, partisan de l’offensive à outrance des troupes alliées en un temps – la « Grande Guerre » – où l’Europe n’était pas encore le modèle de coopération économique, de cohabitation politique et de diversité culturelle que nous connaissons : « Notre flanc gauche est enfoncé, notre flanc droit fléchit, notre front recule : c’est le moment d’attaquer ! » Métaphore guerrière mise à part, on peut dire que la Francophonie n’a jamais été autant menacée mais qu’elle n’a jamais, dans sa courte histoire – sa première agence opérationnelle, l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), est née à Niamey en 1970 -, fait preuve d’un dynamisme égal à celui que nous la voyons déployer aujourd’hui.
Ne nous cachons pas derrière le dictionnaire de l’Académie française : bien qu’il ne soit pas exact de faire état d’un recul global de l’usage du français – le nombre des locuteurs « capables de faire face aux situations de communication courante en français » est en augmentation en Afrique et dans l’ensemble de l’aire linguistique francophone, sauf dans la Caraïbe -, sa part relative dans le monde est écrasée par l’évolution démographique. Si les 63 États et gouvernements adhérents de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) rassemblent plus de 700 millions d’habitants, seuls 175 millions d’entre eux peuvent être considérés comme francophones.
Que pèsent ceux-là face au 1,3 milliard de locuteurs du chinois mandarin, au milliard de locuteurs de l’hindi et aux quelque 600 millions d’anglophones ? En outre, ces derniers semblent bien avoir gagné la bataille de la mondialisation à l’intérieur même de nos lignes, puisqu’une majorité des chefs d’entreprise français déclarent que plus de la moitié de leur chiffre d’affaires est désormais due à des relations commerciales effectuées en anglais. La généralisation des accords de libre-échange, sous l’égide de l’OMC, aura de toute évidence servi de vecteur à l’hégémonie de l’anglo-américain ainsi qu’au « globish », sa progéniture abâtardie.
Même la lutte pour la diversité linguistique vous a des airs de combat d’arrière-garde quand on sait qu’à l’instar des espèces menacées les 6 000 langues encore parlées dans le monde tombent comme des mouches, à raison d’une trentaine chaque année, et qu’on ne les regrettera certes pas sur Internet, où 90 % d’entre elles ne sont pas représentées
Dans l’Hexagone lui-même, qui fut jadis son navire-amiral, la Francophonie est mise au défi : en ces temps d’histoire coloniale exhumée, de Françafrique en procès, d’identités ethniques ou religieuses brandies par des communautés frustrées avec une force inédite, alors que la méfiance nationale vis-à-vis de l’étranger – qu’il ait, ou non, « notre langue en partage » – n’a jamais été si grande, l’immigration somme la capitale francophone de produire non des discours ou des musées, mais des mesures concrètes qui, faute de mieux, devront au moins mettre fin aux discriminations.
Jusqu’ici, ces mesures se résument à une politique sécuritaire qui reconnaît bien l’importance des origines et des races mais ignore jusqu’à l’existence de la Francophonie, à la dispense grippée de visas qui ne privilégie aucunement les demandeurs francophones par rapport à ceux en provenance de pays plus « prometteurs », et jusqu’à des quotas réglementaires dans la diffusion des programmes et des uvres en français, qui relèguent les productions francophones dans le lot indifférencié des agresseurs étrangers. Voilà qui est peu, en réponse à cette « postulation de la fraternité » proclamée par les pères fondateurs de la Francophonie (Bourguiba, Diori, Senghor, Sihanouk) ainsi qu’aux espérances manifestées par leurs enfants, Abdou Diouf ou Jacques Chirac.
Enfin, comme s’en inquiète le sociologue Dominique Wolton dans son tout dernier livre (Demain la francophonie, aux éditions Flammarion), « qu’a fait la Francophonie pour tous les intellectuels, journalistes, artistes, souvent écartelés entre deux cultures, deux histoires, depuis trente ans, et souvent en opposition dans leur pays ? » Le resserrement méthodique du budget de l’action culturelle française à l’étranger, avec ce que les « économies » réalisées impliquent de bourses supprimées, de voyages annulés et de relations avortées, fait craindre encore davantage pour la réponse qui lui serait apportée demain.
À toutes ces questions, malentendus et autres dysfonctionnements – c’est bien le moins – qui taraudent la communauté francophone, on ne pouvait se contenter d’opposer, en France, une réaction institutionnelle, avec discours officiels de rigueur. Ceux qu’il s’agit de convaincre, de séduire, de mobiliser et d’aller reconquérir parfois sur les cinq continents de la langue française ne sont pas seulement, en effet, des politiques, des fonctionnaires internationaux ou des universitaires patentés : ce sont de simples citoyens, le plus souvent jeunes, des créateurs, des animateurs sociaux, des entrepreneurs et – risquons ce mot proscrit dans la « Globalie » mercantile – des intellectuels. Bref, le public habituel des spectacles et des concerts, les lecteurs de livres et de journaux, les visiteurs des expositions, les participants à des débats ouverts où la parole est libre, les spectateurs des films et des émissions de télévision. Et, bien sûr, des internautes. Pour eux, la francophonie, jouant sur les lettres, a gagné un logo et perdu sa majuscule en posant, côte à côte, les trois « f » du festival francophone en France suivis d’un point, certes pas final, mais d’exclamation !
Une première en « Francopolyphonie culturelle » : « La grande fête des dits et des écrits, des gestes et des couleurs, échappés aux frontières des peaux et des drapeaux, aux langues et aux pensées de bois », selon les termes de Monique Veaute, la commissaire générale de « francofffonies ! ». L’initiative avait été prise en 2002 par le président de la République française au Sommet de la francophonie de Beyrouth. Elle a été relayée par le Premier ministre et par le secrétaire général de l’OIF, le président Abdou Diouf, qui soutient l’événement en compagnie d’une impressionnante brochette de ministres et de personnalités de toutes origines. L’Afaa (Association française d’action artistique) joue le rôle d’« opérateur » du projet en faisant bénéficier de son expertise une petite équipe missionnée pour « avoir les yeux plus grands que le ventre »
En ouverture d’un festival qui va se dérouler dans les écoles, les librairies et les bibliothèques de l’ensemble du territoire français avec « Le Tour de France des écrivains », les trois coups ont été frappés du 16 au 22 mars à Paris, dans un Salon du livre transformé, pour l’occasion, en un « village francophone » placé par le scénographe Jean-Louis Michel sous l’emblème de l’« arbre à palabres » symbolique de la diversité. Celui-ci étant peuplé, outre des écrivains francophones résidant en France, de quarante romanciers, poètes, auteurs de bandes dessinées ou essayistes, invités d’autant de pays où leurs uvres portent, chacune à sa manière, la résonance francophone sur tous les horizons de la planète.
Ensuite, dans le seul domaine du livre, ce seront le Printemps des poètes, l’Escale du livre de Bordeaux, la Biennale des littératures d’Afrique noire, le Festival du mot, le Forum de la caravane des dix mots de la langue française, etc., parmi de nombreuses autres manifestations organisées dans toute la France dont le programme détaillé est largement distribué dans les lieux de rencontre du festival ou accessible sur Internet (www.francofffonies.fr).
Dans ses principales rubriques – arts visuels, cinéma, musique, théâtre, danse, colloques -, le calendrier de la programmation de ces huit mois de fête de la pensée et de la création occupe en effet plusieurs dizaines de pages, remplies par les noms des deux mille personnalités du monde entier qui ont été conviées au plus grand rassemblement francophone jamais organisé !
Traversant cette floraison de spectacles et de manifestations, un hommage sera rendu, tout au long du festival, à celui sans qui le message francophone au service du respect de la diversité des cultures et du dialogue entre les peuples n’aurait ni le même sens, ni la même saveur : Léopold Sédar Senghor. En 2006, l’ancien président du Sénégal aurait eu 100 ans. C’est sur la proposition de son successeur, Abdou Diouf, aujourd’hui secrétaire général de l’OIF, qu’une série de célébrations du fondateur des idéaux de la francophonie moderne ont été organisées avec, en points d’orgue parmi de nombreuses publications de référence, le concert des 20 ans des Sommets francophones à Bucarest le 20 mars, un grand colloque à la Bibliothèque nationale de France le 9 octobre, l’exposition Senghor à l’Unesco en novembre ainsi que des conférences, lectures, projections et représentations de ce visionnaire des lettres et de la politique à la Sorbonne et à la Comédie-Française.
Un anniversaire de naissance d’envergure internationale qui fera peut-être oublier que l’enterrement du défenseur de la « négritude », en 2001, avait, lui, été quelque peu négligé par les plus hautes autorités de l’État français et francophone !

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