En visite chez Kadhafi

Depuis plusieurs années – et en dépit d’âpres résistances -, la Libye change à vue d’oeil. Ambition avouée du « Guide » de la Jamahiriya : faire surgir des sables tripolitains un nouveau Dubaï.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 11 minutes.

Les Libyens voient la vie en vert depuis vingt-neuf ans. À Tripoli, le drapeau monochrome flotte à tous les coins de rue, les volets et les portes des immeubles sont laqués de vert. Assaha al-Khadra, la « Place verte » où Mouammar Kadhafi prononça son premier discours, est le coeur de la capitale. Dans les librairies, on trouve, traduit dans toutes les langues, le petit Livre vert dans lequel le « Guide » expose sa Troisième Théorie universelle, sorte de « bible » de l’arabisme, de l’égalitarisme, du socialisme et de l’anti-impéralisme. Dès l’aéroport, puis le long des axes routiers qui mènent à Tripoli, d’immenses panneaux publicitaires ânonnent, en lettres vertes, les grands slogans de la Jamahiriya – l’« État des masses ». Pourtant, la couleur reine est aujourd’hui menacée : va-t-elle devoir se fondre dans l’arc-en-ciel de la mondialisation ? Depuis plusieurs années, la Libye est en effet le théâtre de profondes mutations.

Ancienne possession ottomane devenue colonie italienne en 1911, elle a arraché son indépendance en 1951. De l’Italie, elle n’a conservé que les majestueux bâtiments du centre-ville, les espressos mousseux, les spaghettis cuisinés à toutes les sauces et les costumes bien coupés – la Péninsule reste le principal fournisseur de produits textiles. Le récent retour de la Libye sur la scène internationale s’est accompagné d’une réelle ouverture économique. Tripoli, à l’image de l’ensemble du pays (85 % des Libyens sont des citadins), est aujourd’hui tiraillé entre tradition et modernité.
Réchauffées par le soleil de février, les terrasses des salons de thé restent le domaine exclusif des hommes, qui s’y délectent de tabac à la pomme autour d’une chicha (narguilé) en devisant paisiblement. Les jeunes (60 % de la population a moins de 25 ans) se retrouvent jusque tard dans la nuit pour partager le narguilé, bercés par la voix d’Oum Kalsoum, l’inamovible star de la chanson égyptienne. Mais les autres lieux de distraction sont rares. Les cinémas se comptent sur les doigts d’une seule main, et il n’existe ici ni bars ni boîtes de nuit. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas la jeunesse d’être branchée : les paraboles ont débarqué en Libye dès 1992. Les garçons portent jeans délavés, baskets et gel fixant dans les cheveux. Chez les filles, l’occidentalisation est moins poussée. Presque toutes portent le hidjab, mais davantage par coquetterie que par soumission aux règles islamiques, même si 98 % de la population est musulmane.

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Encouragées par le « progressisme » de Kadhafi, les Libyennes font des études (dans certaines filières, elles représentent jusqu’à 60 % des étudiants), travaillent (elles ont droit à un congé maternité), sortent au restaurant et conduisent des 4×4. Comme les garçons, elles fredonnent le dernier tube de Madonna et se prennent en photo avec leur portable. Toutes et tous fréquentent les snacks flambant neufs qui fleurissent dans les rues parallèles à la Place verte. Ce sont des endroits mixtes où l’on consomme « à l’américaine ». Le temps est décidément bien loin où Kadhafi accusait Pepsi-Cola d’être une boisson à « base de foie de porc » ! C’était à la fin des années 1980ÂÂ Désormais, Pepsi, Coca ou Nescafé accompagnent les pizzas et le hamburger local, le chicken tabouna. Si les revendeurs de cigarettes sont légion, l’alcool reste strictement interdit, même dans les hôtels internationaux. Palliatif : les bières sans alcool ou les energy drinks, très à la mode.

Quand ils ne content pas fleurette sur la Corniche ou dans les parcs, les jeunes fréquentent volontiers les innombrables cybercafés à 1 dinar de l’heure. Il n’y a qu’un seul fournisseur d’accès, Libyan Telecom & Technology, pour, dit-on, 160 000 utilisateurs réguliers d’Internet, soit un taux de 2,9 %. Les boutiques de téléphonie, aussi, se multiplient. Elles proposent les services des deux opérateurs GSM nationaux : Al-Madar (environ 200 000 abonnés, essentiellement dans l’est du pays) et Libyana Mobile Phone, inauguré en septembre 2004, qui en revendique autant. Il est ici on ne peut plus facile de se procurer CD et VCD piratés, hi-fi contrefaite ou MP3 dernier modèle.

Cette impression d’abondance se retrouve un peu partout. Dans l’ancien quartier colonial, les boutiques de prêt-à-porter vendent des articles Levi’s, Nike ou Converse à prix cassés. Et de nombreuses supérettes regorgent de parfums, pour la plupart « contrefaits en provenance de Malte », confie un vendeur, qui les appelle les « deuxièmes choix ». Pendant les années d’embargo, d’abord américain (à partir de 1981) puis onusien (1992), la contrebande a prospéré. Depuis la levée des sanctions, en 2003, les sociétés américaines sont de retour. Procter & Gamble, notamment, envahit les rayonnages de ses produits de maquillage, de ses crèmes de beauté et de ses shampoings.

Les marchés de la vieille ville, très populaires (dans tous les sens du terme), sont vivants et bien approvisionnés. Oubliées les années noires qui ont suivi, en 1981, la décision catastrophique de Kadhafi de fermer les centaines de boutiques du souk pour les remplacer par des « marchés jamahiriyens » (vastes unités de distribution publiques). Le petit commerce a été à nouveau autorisé en 1987. Il y a encore deux ans, l’État était le principal importateur et distributeur de denrées alimentaires, mais la récente simplification des procédures d’importation a permis l’émergence de sociétés privées.
Formé aux États-Unis, l’économiste et expert pétrolier Chokri Ghanem a été nommé à la tête du gouvernement en 2003 et s’est efforcé de favoriser l’émergence d’une économie de marché. La même année, le « Guide » en personne a appelé à l’abolition des entreprises publiques et à la privatisation des secteurs bancaire et pétrolier. Le programme de privatisations pour la période 2004-2008 concerne quelque 360 sociétés, dans de nombreux secteurs d’activité, de l’agroalimentaire à l’énergie, en passant par le textile, l’automobile et les produits chimiques. Soixante-dix entreprises ont déjà été vendues au privé.

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Mais les Comités populaires, qui incarnent le « pouvoir du peuple », ont à plusieurs reprises critiqué ces réformes qu’ils jugent contraires à « l’idéologie révolutionnaire ». « Il y a une résistance au changement, reconnaît un membre de l’Agence de la privatisation, mais c’est une réaction naturelle. La première chose est d’accroître la productivité, la seconde de privatiser et la troisième d’imposer la notion de compétitivité. » La Fondation Kadhafi, que préside Seif el-Islam, l’un des fils du « Guide », a fait appel à l’économiste américain Michael Porter, de la Harvard Business School, pour définir les priorités de la restructuration. La loi sur les investissements étrangers a ainsi été modifiée. Désormais, les entreprises étrangères sont autorisées à acquérir la majorité du capital de sociétés libyennes, dans de nombreux secteurs. Le 3 mars, Ghanem a été nommé à la présidence de la National Oil Company, la Société nationale du pétrole, et remplacé à la tête du gouvernement par Baghdadi Mahmoudi, son adjoint. Cette éviction va-t-elle changer la donne ? Difficile à dire pour l’instant. Le 8 mars, le nouveau Premier ministre a fait savoir qu’il poursuivrait la politique économique de son prédécesseur…
« Ce pays est en plein boom, assure un homme d’affaires français qui travaille avec la Libye depuis trente ans. Mais, contrairement aux Américains, les Français sont encore frileux ; ils n’y croient pas. Pourtant, Kadhafi a bel et bien entrepris de faire de son pays un nouveau Dubaï. Avec l’abaissement des taxes douanières et les réformes lancées par Ghanem, il est en train de libéraliser totalement l’économie, mais sans le dire franchement, car la Jamahiriya est pour lui trop importante. Bien sûr, la désorganisation règne encore dans les secteurs financier et bancaire, car la Libye n’est pas un État de droit : même si les masses populaires ont leur mot à dire, c’est une petite équipe qui détient le pouvoir. Mais il y a des bases qui permettent de travailler. »

Au mois de janvier, le « Guide » a annoncé qu’à l’avenir chaque année serait consacrée à un grand chantier. En 2006, il s’agira des travaux publics et du réaménagement des villes. « Des appels d’offres ont été lancés sur le site Internet de la primature. Globalement, le marché est de l’ordre de 8 milliards de dollars », révèle l’entrepreneur français. Autres secteurs porteurs : le pétrole (largement dominé par les Américains), la banque, la téléphonie et le tourisme. Ce dernier est considéré par le pouvoir comme une alternative au pétrole. De fait, on croise de plus en plus de touristes (surtout allemands, français et anglais) dans la médina de Tripoli, où les trésors architecturaux abondent.

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Près de l’arc de Marc-Aurèle et de la petite mosquée Gurgi se trouve le restaurant Al-Dar (« la maison »), un endroit raffiné aménagé dans un immeuble de deux étages. « On ne travaille qu’avec des groupes de touristes, explique le gérant, un Algérien employé par une société touristique libyenne qui possède plusieurs hôtels dans le Sahara. À Tripoli, ils ne restent que quelques jours avant de partir marcher dans le désert ou de rembarquer pour la suite de leur croisière. Le printemps est une bonne saison pour nous. » Au sortir du dédale de ruelles poussiéreuses de la vieille ville, une porte donne directement sur l’établissement le plus luxueux de la capitale : l’hôtel Corinthia Bab Africa (« la porte de l’Afrique »). Cinq étoiles et trois cents chambres avec vue sur la Méditerranée. À ses pieds, la route très fréquentée qui, longeant le bord de mer, mène à la « City » tripolitaine : Al-Fatih, la plus grande tour commerciale de la ville, et Zat al-Imad (« gratte-ciel »), un ensemble de cinq tours construites à la fin des années 1980 pour accueillir les sièges d’entreprises libyennes et étrangères.

Bien entendu, tout le monde ne profite pas de cette amorce d’ouverture économique. Le salaire mensuel moyen ne dépasse pas 200 dinars libyens (125 euros) et les salaires sont plafonnés depuis 1981, alors que le taux d’inflation avoisine actuellement 35 % par an. Les produits de première nécessité sont toutefois subventionnés, parfois à plus de 90 %, par l’État et vendus dans les coopératives à des prix défiant toute concurrence. L’accès au logement est lui aussi largement favorisé. Du coup, il est extrêmement rare de croiser un mendiant dans les rues de Tripoli. « Grâce à la solidarité familiale, la misère n’existe pas vraiment, commente un homme d’affaires étranger, mais les gens vivent dans l’ensemble plutôt mal. Songez qu’un ingénieur diplômé d’une école libyenne ne touche qu’entre 300 dinars et 400 dinars par mois. Et la faiblesse des salaires encourage la corruption. »
Dans la fonction publique, le salaire moyen avoisine 300 dinars, soit sensiblement moins que dans le privé (entre 500 dinars et 2 000 dinars). Il n’existe pas de statistiques officielles fiables concernant le chômage, mais celui-ci oscillerait, selon les sources, entre 15 % et 30 % de la population active. Dans le quartier Errachid, il existe une sorte d’agence pour l’emploi improvisée. Sous les arcades, une dizaine d’hommes attendent debout, côte à côte. Devant eux, ils ont posé leur outil de travail pour annoncer leur qualification et attirer les employeurs potentiels : une truelle, une ampoule électrique, une clé à moletteÂÂ Presque tous sont égyptiens.

Sur les 6 millions d’habitants que compte la Libye, 3 millions sont étrangers. Ils viennent en premier lieu d’Égypte, du Soudan, du Tchad, du Maroc, de Tunisie, de Mauritanie et d’Algérie. Mais le nombre des Subsahariens ne cesse de grandir. Ils seraient aujourd’hui environ 1 million. Parmi eux, beaucoup de Maliens, de Sénégalais, de Ghanéens, de Togolais et de Nigérians. Les Égyptiens sont majoritaires dans l’agriculture. De même, quand on demande son chemin à un éboueur de Tripoli, il y a une chance sur deux pour qu’il ait un fort accent des bords du NilÂÂ Les Subsahariens sont surtout présents dans la manutention et la construction. Quant aux Maghrébins, ils tiennent les cafés et les restaurants.

« Les frontières sont perméables, explique un Malien. Beaucoup d’entre nous viennent ici par le désert, car ils pensent qu’il leur sera ensuite facile de gagner l’Europe. 90 % des Subsahariens vivant en Libye n’ont pas de papiers. Pour obtenir un titre de séjour, il faut travailler dans une ambassade ou une entreprise étrangère. Les gens trouvent du travail et sont tolérés, mais personne n’est à l’abri d’une rafle dans la rue. Dans ce cas-là, tu es arrêté, conduit dans un centre d’immigration et rapatrié. » Le son de cloche est le même chez tous les Subsahariens : « Les Libyens sont xénophobes, témoigne par exemple un Togolais. On nous traite mal, nous n’avons pas de droits. Parfois, il nous arrive de travailler pour rien, l’employeur libyen refusant de nous payer. Sans papiers, impossible de se plaindre. » La population active libyenne a toujours été peu nombreuse : 1,5 million de salariés actuellement, dont la moitié dans la fonction publique. Mais l’effondrement des recettes pétrolières dans les années 1980, puis l’embargo, ont provoqué un effondrement du dinar, ce qui s’est traduit par une perte de pouvoir d’achat et une crise de l’emploi.

La société civile étant inexistante, la contestation reste dans les limbes. Alors, le malaise social s’exprime par de violentes attaques contre les immigrés, comme ce fut le cas en 2000. À Tripoli, la police est omniprésente. Lorsqu’on passe devant le bâtiment du ministère de l’Intérieur, mieux vaut baisser les yeux. « Ici, les droits de l’homme n’existent pas », commente un avocat qui, comme la plupart de mes interlocuteurs, souhaite rester anonyme. On le comprend puisqu’il n’hésite pas à dénoncer l’existence de plusieurs prisons secrètes à Tripoli et les mauvais traitements infligés aux détenus. En Libye, on peut se retrouver en prison pour avoir critiqué le « Guide », le gouvernement ou le système politique. Ce qui conduit les Libyens à s’autocensurer spontanément et à se méfier des journalistes.

Pourtant, le pouvoir a commencé de lâcher du lest en ce domaine. En 2004, il a autorisé la venue dans le pays d’une délégation d’Amnesty International. L’année suivante, des militants de Human Rights Watch (HRW) se sont à leur tour rendus à Tripoli. « La Libye a amélioré les conditions de vie des prisonniers et fermé une cour de justice spéciale », ont commenté ces derniers, tout en regrettant la survivance de « textes de loi criminalisant l’exercice pacifique de la liberté d’expression ». Fin janvier 2006, l’association estimait le nombre de détenus politiques à 132. Le 2 mars, à l’occasion du 29e anniversaire de la Jamahiriya, 84 islamistes emprisonnés depuis 1998 ont été libérés. En 2001 et 2002, quelque 200 prisonniers d’opinion avaient déjà été élargis. Certaines affaires, comme celle des cinq infirmières bulgares et du médecin palestinien accusés d’avoir volontairement inoculé le virus du sida à des enfants, nuisent pourtant à la crédibilité de la justice libyenne.

Le 1er mars, un bureau des droits de l’homme a été créé au sein du Comité général libyen de la justice. Mais la loi 71 continue d’interdire toute « activité de groupe basée sur une idéologie politique opposée aux principes de la Révolution ». Comme le dit plus crûment le Livre vert, « celui qui crée un parti politique ou y adhère est un traître ». Durement réprimée, l’opposition s’est exilée à Londres ou aux États-Unis. Malgré les paraboles qui hérissent les toits de Tripoli, aucune chaîne de télévision ni aucune station de radio privées n’est autorisée. L’association Reporters sans frontières juge la liberté de la presse inexistante dans ce pays. Tous les journaux d’État (Al-Faj al-Jadid, Al-Shams, Al-Jamahiriya, Al-Zahf Al-Akhdar) sont rédigés en arabe à l’exception d’un hebdomadaire en anglais, The Tripoli Post, publié à Malte. En outre, très peu de visas sont accordés aux journalistes étrangers. Et comme la publicité n’en est qu’à ses balbutiements, les affiches se contentent pour le moment de vanter les méritesÂÂ du « Guide » et de sa couleur fétiche.

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