50 ans de progrès

Cinq décennies après l’accession du pays à l’indépendance, certains n’hésitent pas à parler de « miracle tunisien ». À l’origine de cette profonde mutation, la priorité donnée à l’éducation.

Publié le 21 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Le 20 mars 1956, Mohamed Charfi fêtait ses 20 ans au milieu d’une liesse populaire dont il se souvient encore aujourd’hui. Le 20 mars 1956 en effet, son pays célébrait l’indépendance, après soixante-quinze ans d’occupation coloniale sous couvert d’un régime de protectorat. Devenu professeur de droit et ministre de l’Éducation (de 1989 à 1994), Mohamed Charfi dresse un bilan positif des cinquante années écoulées. La Tunisie est aujourd’hui « un autre pays, un autre peuple, dit-il. J’ai passé mon enfance et mon adolescence sous le protectorat. Les maladies comme le trachome, la tuberculose, la gale étaient extrêmement répandues. Le peuple était très arriéré. Le chemin parcouru depuis est énorme. » De fait, les conditions de vie des Tunisiens sont à présent bien meilleures qu’il y a un demi-siècle. Ce que le président français Jacques Chirac lui-même a qualifié de « miracle tunisien » fut avant tout le « miracle » de l’enseignement.
Outre la misère subie par le peuple dans les années 1950, Mohamed Charfi évoque deux autres symboles. En octobre 1955, seul un enfant tunisien sur sept en âge d’être scolarisé avait effectué une rentrée scolaire. La même année, plus de neuf Français sur dix sont scolarisés, ce qui témoigne du système discriminatoire colonial. Charfi se souvient aussi que, dans chaque quartier, il y avait un écrivain public. Les gens s’adressaient à lui pour remplir un formulaire ou envoyer une lettre à l’administration ou à un membre de leur famille. « Cet écrivain public, se souvient Charfi, personnifiait l’analphabétisme du peuple. »
La puissance coloniale consentait à ce qu’une partie des Tunisiens étudient parce que son administration avait besoin d’eux comme intermédiaires (principalement comme interprètes) avec les autochtones. Mais ils ne devaient pas dépasser le stade de l’école primaire « franco-arabe ». En 1875, soit cinq ans avant la colonisation de la Tunisie, le collège Sadiki est fondé à l’instigation de Khereddine Pacha, en somme le premier réformateur. Il voulait réhabiliter l’enseignement scientifique dans la formation des élites et leur permettre de s’ouvrir sur la culture et sur les techniques européennes afin de favoriser la modernisation du pays. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’administration coloniale, soucieuse de freiner tout ce qui permettait aux élites tunisiennes de prendre conscience de leur sort, voulait le fermer. Elle échoua, et le collège Sadiki devint une pépinière, où séjournèrent plusieurs des futurs dirigeants du mouvement de libération nationale.
Père de l’indépendance et premier président de la Tunisie, Habib Bourguiba a, dès le début, donné la priorité à l’éducation. L’enseignement gratuit devint obligatoire dans le primaire, le secondaire et le supérieur. Des écoles, collèges et lycées ont été construits jusque dans les coins les plus reculés du pays. Le système éducatif et les programmes furent modernisés. En attendant la création d’universités en Tunisie, presque tous les étudiants, pauvres pour la plupart, bénéficièrent de bourses d’études pour aller dans les universités françaises ou ailleurs. Aujourd’hui, l’enseignement absorbe en moyenne 25 % du budget de l’État. Depuis l’accession au pouvoir du président Zine el-Abidine Ben Ali en 1987, l’accent continue à être mis sur l’éducation, son adaptation à l’employabilité pour satisfaire les besoins en perpétuel changement de l’économie.
L’analphabétisme chez les personnes âgées de 10 ans et plus était d’environ 85 % avant l’indépendance. Il est tombé à 23 % en 2004. Aujourd’hui, la quasi-totalité des enfants en âge de suivre une scolarité sont inscrits à l’école primaire. La majorité des enfants trouvent désormais une école dans un rayon de 3 kilomètres à partir de son lieu d’habitation, et un collège ou un lycée dans un rayon de 5 km. Dans l’enseignement supérieur, on comptait deux établissements universitaires à la veille de l’indépendance. Cinquante ans après, on en compte 178 avec 13 universités implantées dans toutes les régions du pays. En 1955, la population universitaire était de 2 374 personnes, dont la moitié environ (1 440) étaient des Tunisiens musulmans ou juifs. En 2005, les universités tunisiennes ont accueilli 346 000 étudiants, dont 3 480 étrangers (900 d’entre eux étant originaires d’Afrique subsaharienne).
L’historien Ali Mahjoubi considère que l’éducation est à la base de la métamorphose de la société tunisienne depuis 1956. « Bourguiba a fait une révolution culturelle et sociale par l’école, souligne-t-il. Il a fait accéder le pays à la modernité par l’enseignement sur le modèle occidental. » En outre, la généralisation et la démocratisation de l’enseignement moderne sont à la base de l’extraordinaire émancipation des femmes au cours des cinquante dernières années, bien plus même que le code du statut personnel. En 1955, à la veille de l’indépendance, sur une population de 2 374 étudiants, on comptait seulement 93 Tunisiennes (dont 27 musulmanes et 66 israélites, précisent les statistiques officielles établies par l’administration coloniale). En 2005, le nombre des filles dans l’enseignement supérieur se situait au-dessus de 175 000 avec un pourcentage de 57 %.
L’accent mis sur l’éducation s’est accompagné de l’amélioration des conditions de vie de la population. Depuis l’indépendance, l’espérance de vie à la naissance s’est allongée de vingt-six ans, passant à 73 ans. Cela est dû au fait que les Tunisiens sont mieux nourris et mieux soignés. Au début des années 1950, quatre personnes sur cinq souffraient de malnutrition. Le monde rural, où vivaient les trois quarts de la population, subissait de fréquents épisodes de famine. À présent, et alors que la population a presque triplé – il y avait 3,5 millions d’habitants en 1956 -, le taux de pauvreté absolue n’est plus que de 4 %, soit un habitant sur 25.
L’amélioration des conditions de vie ne pouvait se faire sans un élément essentiel dans un pays semi-aride comme la Tunisie : la mobilisation des eaux. Dans le monde rural, il était courant de voir des femmes parcourir parfois plusieurs kilomètres par jour pour aller chercher de l’eau au puits. Durant la période coloniale, seuls trois barrages (Kebir, Mellegue, Ben Metir) avaient été construits. Présentant une capacité totale de 500 millions de mètre cubes, ils étaient essentiellement destinés à alimenter les regroupements de colons. Depuis, des plans successifs ont permis de doter le pays de 27 barrages, sans compter les nombreux ouvrages collinaires et les quelque 4 000 forages réalisés. Leur capacité totale est 4 milliards de mètre cubes, soit huit fois plus qu’il y a cinquante ans. Cette mobilisation des ressources en eau profite aux zones agricoles irriguées et permet de fournir de l’eau potable à la population dans l’ensemble du pays. Le taux de desserte en eau potable est actuellement de 96 %.
Éducation et amélioration des conditions de vie ont favorisé le développement économique. Du temps de la colonisation, la Tunisie n’était qu’un fournisseur de céréales, de phosphate, de plomb, de laine, d’huile d’olive, de vin et d’agrumes. Dans les statistiques du commerce extérieur de cette période, on ne trouve quasiment aucun produit manufacturé en dehors de l’agroalimentaire. Dès l’indépendance, la Tunisie s’est mise à transformer sur place son phosphate dont elle est un grand exportateur, ce qui a permis de dégager plus de valeur ajoutée. Après une expérience ratée de collectivisation pendant les années 1960, le régime a su très tôt abandonner le socialisme à marche forcée et a commencé à libéraliser son économie avec l’arrivée de Hedi Nouira comme Premier ministre. Dès 1972, le pays a adopté une loi historique accordant un statut offshore aux investisseurs étrangers qui n’ont pas tardé à affluer. En parallèle, une nouvelle génération d’entrepreneurs, profitant des crédits généreusement accordés par le système bancaire, crée des entreprises industrielles privées. Cette conjonction de l’investissement extérieur et intérieur va permettre à la Tunisie de diversifier ses activités et de devenir un pays tourné vers l’exportation. Elle devient le sixième fournisseur de l’Union européenne en textile et habillement. Au cours des deux dernières décennies, elle a diversifié ses industries exportatrices en se positionnant sur la fabrication de composants automobiles et sur ?le créneau des industries mécaniques et électroniques, en attendant de faire une percée plus forte ?dans les nouvelles technologies de l’information.

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