[Tribune] Parlez-vous franlingala ?
De plus en plus, à Kinshasa, le lingala se mélange au français. De langue nationale, il risque de devenir un sabir flou. Il est temps de protéger le lingala.
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Tshitenge Lubabu M.K.
Ancien journaliste à Jeune Afrique, spécialiste de la République démocratique du Congo, de l’Afrique centrale et de l’Histoire africaine, Tshitenge Lubabu écrit régulièrement des Post-scriptum depuis son pays natal.
Publié le 14 février 2020 Lecture : 3 minutes.
Vous le savez sans doute : le lingala est, avec le swahili, le kikongo et le tshiluba, l’une des quatre langues nationales de la RD Congo. Comme le français, la langue officielle, il est parlé quasiment sur l’ensemble du territoire.
Depuis l’époque coloniale, l’armée l’a choisi comme langue de communication. Les chanteurs l’ont également adopté à tel point que plus de 90 % de leurs chansons sont écrites en lingala. Enfin, depuis très longtemps, le lingala est devenu la langue par excellence de Kinshasa, la capitale congolaise qui, tel un aimant, attire irrésistiblement les provinciaux persuadés, à tort ou à raison, que cette ville bruyante est un eldorado.
Les kinois, meilleurs lingalaphones ?
Venant de partout, les locuteurs ont plusieurs accents qui s’entrechoquent, et chacun pense être le meilleur. Bien évidemment, les « vrais » Kinois rient sous cape et demandent aux provinciaux, nouvellement arrivés ou plus anciens, d’arrêter de massacrer leur lingala chéri.
Cette injonction ne sert à rien car les langues maternelles des uns et des autres ont une influence sur leur pratique du lingala. Ce qui n’empêche pas les Kinois de naissance ou d’adoption d’avoir une conviction : ils sont les meilleurs lingalaphones du pays, même si le lingala n’est pas né à Kinshasa. Il vient de l’ancienne province de l’Équateur, dont beaucoup de ressortissants avaient choisi de s’installer dans la capitale du Congo belge avec le lingala sur la langue.
Lacunes généralisées
Ces dernières années, fait inquiétant, le lingala est en péril. Dans tous les milieux, la pauvreté du vocabulaire est telle que les locuteurs recourent systématiquement au français pour combler leurs lacunes. Des mots français sont si présents dans chaque phrase que la crainte de voir le lingala se transformer en une espèce de sabir me paraît fondée. C’est à croire que beaucoup de Congolais s’expriment dans une langue dont ils ne maîtrisent pas le lexique et préfèrent s’en sortir en faisant appel au français.
Cette lacune généralisée touche tous les locuteurs : élèves, enseignants, parents, dirigeants, commerçants… On peut penser qu’il n’existe nulle part de dictionnaire lingala-français ou français-lingala. Les dictionnaires existent bel et bien. Mais il me semble que les locuteurs ne s’en préoccupent pas.
Le plus inquiétant vient de ceux qu’on peut qualifier de « lingalaphones avertis », qui recourent au français pour combler leurs lacunes en lingala chaque fois qu’ils prennent la parole. C’est ce mixage lingala-français que je n’arrive pas à comprendre, dans la mesure où les mots empruntés au français existent bel et bien en lingala. Pendant ce temps, les autorités, censées protéger le patrimoine culturel du pays, ne font pas mieux : elles parlent le même lingala parsemé de mots français sans aucune gêne.
Aucun journal ne paraît en lingala ou dans aucune autre langue nationale. On me rétorquera sans doute que les chaînes de radio et de télévision diffusent des programmes dans toutes ces langues. C’est vrai. Mais qui ne s’est pas rendu compte que les présentateurs de ces émissions mélangeaient le lingala et le français pour s’adresser à des auditeurs qui, pour la plupart, ne parlent pas la langue de Molière ou ne la maîtrisent pas ?
Pourquoi alors faire le malin en utilisant le français pour répondre à un auditeur qui a posé sa question en lingala ou dans une autre langue nationale ? De là à dire que les responsables de ces médias ne savent même pas ce qui se passe sur leurs chaînes, qu’elles soient publiques ou privées, il n’y a qu’un pas.
À chaque langue, sa richesse
En ce qui me concerne, j’ai été, dans l’une de mes vies, professeur de français langue étrangère à l’Alliance française de Kinshasa. Le but n’était pas d’apprendre aux étudiants comment mélanger le français et le lingala. C’était plutôt de leur permettre de maîtriser le français, qui est la langue officielle du pays. Nous n’avions pas du tout rendez-vous avec le franlingala.
Les temps ont-ils changé ? Aucun doute n’est permis. Mais chaque langue a sa richesse. Il ne faut pas l’étouffer, que l’on soit journaliste, animateur, patron, enseignant ou homme politique.
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