Opération Maghreb

Contrairement à la rumeur, il n’a guère été question de l’Irak et du Sahara occidental lors des visites qu’a effectuées Donald Rumsfeld à Tunis, Alger et Rabat du 11 au 13 février. On a beaucoup parlé, en revanche, de terrorisme, de sécurité et de ventes

Publié le 21 février 2006 Lecture : 8 minutes.

L’espace occupé par les États-Unis au sein de l’imaginaire politique arabe – en l’occurrence maghrébin – et la rétention d’information pratiquée comme une seconde nature par la quasi-totalité des régimes en place sont tels que toute visite d’un responsable américain dans la région suscite immédiatement les fantasmes et les scénarios les plus opaques, sur fond d’inévitable théorie du complot. A fortiori lorsque le personnage en question s’appelle Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, maître de l’hyperpuissant Pentagone, co-concepteur de l’invasion de l’Irak (et de l’Afghanistan) et abcès de fixation majeur du curieux rapport d’attraction-répulsion qui relie la « rue musulmane » au Grand Satan des islamistes.
Si l’on en croit la rumeur, donc, énoncée comme définitive par un certain nombre de médias maghrébins, Donald Rumsfeld avait pour objectif prioritaire au cours de sa tournée des trois capitales – Tunis, Alger, Rabat, du 11 au 13 février – de convaincre ses interlocuteurs d’envoyer des contingents en Irak afin d’y remplacer les forces américaines, lesquelles ont prévu d’entamer leur retrait à la fin de cette année. Accessoirement et puisque la stabilité de la région intéresse Washington au plus haut point, l’omnipotent secrétaire à la Défense devait faciliter, voire imposer, un règlement du conflit du Sahara occidental.
Or, vérification faite, de l’un et l’autre de ces deux aspects il n’a pratiquement pas été question lors de cette visite. De bonne source, le casse-tête saharien n’a été abordé ni à Alger ni à Ifrane (où Mohammed VI a reçu Rumsfeld). Quant à l’éventuelle participation de troupes maghrébines au champ de bataille irakien, afin d’y épauler l’armée locale et de permettre aux Américains de se cantonner au soutien logistique et aérien, elle ne figurait pas sur l’agenda du ministre. « Pour l’instant, on ne nous a rien demandé de tel, pas même une contribution à la Force de réaction rapide ou à l’Isaf en Afghanistan, confie un haut responsable marocain proche du dossier. Les Américains savent sans doute que la réponse serait négative dans les trois capitales. »
Précédée d’une tournée « policière » à Rabat et à Alger du patron du FBI Robert Mueller, les 6 et 7 février, l’escapade maghrébine de Donald Rumsfeld – lequel venait de Sicile où s’est tenu un sommet des ministres de la Défense des pays membres de l’Otan – a eu en revanche tout à voir avec le terrorisme, la défense et les ventes d’armes. Plus prosaïque sans doute qu’une opération occulte visant à recruter des harkis pour l’Irak, mais pas moins intéressant.

Terrorisme La « zone grise » saharo-sahélienne, où évoluent des bandes incontrôlées et qui sert de refuge et de transit à des « combattants arabes » proches d’al-Qaïda (des arrestations de petits groupes suspects ont eu lieu récemment au Mali et au Niger), préoccupe les Américains. Certes, la coopération sécuritaire avec les services secrets et les forces antiterroristes des trois pays du Maghreb est jugée « très satisfaisante » par Donald Rumsfeld, qui a cité deux exemples de collaboration réussie entre Américains et Maghrébins : le démantèlement en 2002 d’un réseau visant à perpétrer des attentats dans le détroit de Gibraltar et l’arrestation au Tchad en 2004 du numéro deux du GSPC, Abderazak el-Para, détenu depuis dans une prison algérienne.
Le secrétaire à la Défense n’en a pas moins confié son « inquiétude croissante » quant à la « capacité que des extrémistes violents peuvent avoir d’opérer au Sahara ». Dans les trois pays, il a martelé sa conception, résumée en ces termes : « Il faut que, contre les terroristes, nous soyons constamment dans une stratégie offensive. Il s’agit de changer leur manière de concevoir la vie avant qu’ils ne changent la nôtre. À l’exemple de la guerre froide contre le communisme, nous sommes entrés dans une guerre longue qui exige l’engagement déterminé de toute une génération. »
C’est à Alger, lors d’un entretien de plus d’une heure avec Abdelaziz Bouteflika, que Donald Rumsfeld a le plus parlé de terrorisme. Dans l’avion du retour, le chef du Pentagone a confié à quel point il avait été impressionné par le long récit auquel s’est livré le président algérien : « Il m’a décrit de l’intérieur la barbarie qu’ils ont vécue, les morts, les décapités et la façon dont ils l’ont combattue. Il m’a expliqué que la lutte contre l’extrémisme n’était pas en premier lieu militaire, mais avant tout politique, économique et culturelle. Il faut du temps et de la patience. J’ai compris que notre combat, à nous Américains, n’était guère différent de celui qu’a livré, et que livre encore, le peuple algérien. »
Si les forces spéciales des trois pays du Maghreb central – quatre, en ajoutant la Mauritanie – participent déjà aux côtés des Américains aux opérations « Active Endeavour » en Méditerranée et « Flintlock » au Sahara, il est clair qu’aux yeux de Rumsfeld la région est loin d’être suffisamment sécurisée. À preuve, a-t-il exposé à ses interlocuteurs, les informations dont disposent ses services sur le nombre important de combattants tunisiens, algériens et surtout marocains recrutés en Irak par Abou Moussab al-Zarqaoui – lequel se montrerait beaucoup plus ouvert vis-à-vis des Maghrébins que la direction historique d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri en tête, traditionnellement méfiante à leur égard.
À Tunis, Alger et Rabat, la réponse formulée à ces inquiétudes est la même : la coopération sécuritaire ne saurait être unilatérale ; si les Américains partageaient leurs renseignements de façon plus transparente au lieu de les délivrer au compte-gouttes, « nous serions plus efficaces et plus opérationnels ». Message reçu ?

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Défense Ce fut l’autre aspect, ès qualités en quelque sorte, de la tournée de Donald Rumsfeld qui n’oublie jamais que le Pentagone est avant tout un formidable complexe militaro-industriel. Si la coopération est en ce domaine fluide avec l’armée tunisienne (plus de 3 500 officiers tunisiens ont subi des périodes de formation aux États-Unis au cours de ces vingt dernières années, sans compter les unités spéciales) et bien évidemment avec le Maroc, gratifié du label d’« allié majeur hors Otan » et le seul des trois pays à accorder un large accès à ses ports, à ses aéroports et à son espace aérien aux forces américaines, c’est autour du « cas » algérien que s’est focalisé l’essentiel des discussions. Rumsfeld a ainsi confié qu’au cours de son entretien avec Abdelaziz Bouteflika, ce dernier avait évoqué son souhait d’acquérir auprès des États-Unis des armements dotés d’appareillages de visée nocturne, ainsi que des hélicoptères de transport.
À l’évidence, le formidable marché de la mise à niveau de l’armée algérienne – qui négocie avec la Russie le renouvellement de son parc d’aviation de combat et de blindés – intéresse le VRP qu’est aussi Donald Rumsfeld. Mais entre la vigilance du Congrès, les réticences algériennes à conclure les fameux « End User Certificates » qui interdisent la revente des équipements à des pays tiers et les craintes des voisins, le secrétaire à la Défense marche sur des ufs. À peine avait-il quitté Alger, le 12 février, que ses hôtes marocains exprimaient devant lui sans fard leur préoccupation quant au « réarmement » algérien. D’ores et déjà, tous les observateurs militaires savent qu’en termes de matériels de combat au sens large (aéronefs, blindés, artillerie), l’ANP algérienne surclasse assez largement les FAR marocaines. Le pire qui puisse arriver à la région serait sans doute l’ouverture d’une course aux armements, hypothèse que les Américains ne souhaitent évidemment pas alimenter.

Droits de l’homme Même si ce sujet n’est pas de ceux qu’il affectionne – il préfère laisser à sa collègue Condoleezza Rice le rôle de donneuse de leçons démocratiques -, Donald Rumsfeld n’a pas pu échapper à quelques phrases et à quelques postures à propos de l’état des libertés dans une région, qui, vue de Washington, connaît toujours de sérieux déficits en ce domaine. « L’Histoire nous a appris que la liberté politique et la liberté économique vont de pair, l’une dépendant de l’autre pour asseoir la stabilité », a-t-il ainsi confié – une petite phrase aussitôt interprétée comme concernant au premier chef la Tunisie du président Ben Ali.
Interrogé par des journalistes qui l’accompagnaient sur le point de savoir comment il comptait faire passer ce message auprès de ses hôtes maghrébins, Rumsfeld a émis cette réponse prudentissime : « En leur rendant visite, en coopérant avec eux et en les félicitant pour leurs progrès. » Une position plus proche de la non-ingérence française (et européenne) que du projet messianique, moral et unilatéraliste du « Grand Moyen-Orient ». Un an après l’avoir lancée à grand fracas, les Américains se rendraient-ils compte que la dynamique vertueuse du GMO profite plus aux théocrates qu’aux démocrates ? Le score électoral des partis chiites irakiens et des Frères musulmans égyptiens ainsi que la victoire du Hamas en Palestine sont, il est vrai, passés par là
Prié de s’exprimer sur ce dernier point, le secrétaire à la Défense s’est essayé non sans mal au grand écart diplomatique : « Ces groupes islamistes qui entrent aujourd’hui dans un processus politique seront bientôt confrontés à des décisions difficiles à propos de leurs programmes et de leurs organisations nationales. Le fait de participer à un gouvernement va les obliger à prendre des responsabilités devant les électeurs qui, à leur tour, leur demanderont des comptes. »
La dernière étape marocaine de la tournée de Donald Rumsfeld aura été à ce sujet significative. Des trois pays, le royaume est celui que le secrétaire à la Défense connaît le mieux (ou le moins mal) : il s’y est déjà rendu quatre fois alors qu’il n’a visité la Tunisie (c’était en tant que touriste) et l’Algérie (comme membre de l’administration Gerald Ford, il y a trente ans) qu’une seule fois. Le Maroc est également le seul pays où l’annonce de son arrivée, tenue officiellement secrète à Tunis et à Alger jusqu’au dernier moment, s’étalait à la une des journaux depuis une semaine. Le seul où il a accordé une interview (au Matin). Le seul aussi où il a passé la nuit. Le seul surtout où une manifestation publique concernant sa visite a été autorisée. Réunissant quelques centaines de personnes devant le Parlement de Rabat, elle fut, comme on l’imagine, très hostile avec des pancartes du genre « Rumsfeld criminel de guerre » et des photos de suppliciés de la prison d’Abou Ghraib.
Le message subliminal était clair, même pour un néoconservateur aussi schématique que « Don » : vous voulez plus de démocratie ? Plus de liberté ? Vous comptez sur nous pour éradiquer la menace terroriste en ouvrant la boîte de Pandore ? Vous nous sommez de changer ou d’être changés ? Fort bien. Voyez ce que cela donne.

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