« On a enlevé le casque, mais la tête reste coloniale »

Ce n’est qu’en respectant les croyances des autres que l’Occident peut demander qu’on respecte les siennes. C’est dans cet esprit que l’essayiste français Régis Debray commente pour Le Nouvel Observateur « l’affaire des caricatures ».

Publié le 22 février 2006 Lecture : 3 minutes.

La liberté de s’exprimer n’a jamais été la liberté de dire n’importe quoi. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 dispose que tout citoyen peut s’exprimer… « sauf à répondre des abus de cette liberté dans des cas déterminés par la loi ». La loi de 1881 sur la liberté de la presse a connu tant d’adjonctions que nous combinons aujourd’hui une intolérance épidermique à la censure avec une multiplicité d’interdits pratiques. Protection des mineurs, secret médical, respect de la vie privée, incitation à la haine raciale et religieuse, injure et diffamation, propos homophobes, judéophobes, misogynes. La liberté de la presse est inséparable d’un droit de la presse qui est un casse-tête à l’intérieur même de notre monde « catho-laïque », reportez-vous au dernier numéro de Médium (medium@editions-babylone.com) et aux affaires Benetton, Scorsese, Toscani.
La liberté de chacun s’arrête où commence « la protection des droits d’autrui ». Ne nous gargarisons donc pas avec ce mythe d’une liberté absolue, et souvenons-nous que notre relative liberté est le produit de trois siècles de luttes civiles, que le moindre état de guerre, déclaré ou non, remet à chaque fois en question. D’ailleurs, en Alsace-Lorraine, il y a encore un article du Code de procédure pénale qui punit de trois ans d’emprisonnement l’outrage à Dieu (non appliqué mais non abrogé), et l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas prévoient encore des sanctions contre le sacrilège. On ne se débarrasse pas facilement du passé.

Le fait est que dans L’Assiette au beurre ou Le Charivari du début du siècle dernier il y avait des caricatures qui seraient interdites aujourd’hui. Toutes les minorités, tous les groupes de conviction montent désormais au créneau, l’un après l’autre, pour dire : pas nous, pas ça. L’abaissement de l’État donne libre cours aux passions et aux intolérances de notre société civile. La puissance publique, c’est notre ultime rempart. S’agissant des images, le distinguo entre la critique et l’injure est assez subtil. La photographie ou le dessin sont-ils exposés ou à huis clos ? Y a-t-il affichage ou non sur la voie publique ? Pour un but mercantile ou de débat d’idées ? La Cène de Léonard de Vinci revue par Girbaud a fait l’objet d’une mesure d’interdiction partielle alors que l’affiche du film Amen a été jugée comme pouvant contribuer à un progrès de la réflexion.

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La liberté d’expression fait corps avec l’exception laïque. Mais ne projetons pas nos catégories de pensée et notre système d’émotions sociales sur une aire culturelle qui a une autre mémoire, une autre histoire, et dans laquelle le facteur religieux joue le rôle structurant qu’il jouait chez nous il y a deux à trois siècles. On a enlevé le casque, mais la tête chez nous reste coloniale. Le monde doit nous ressembler, à défaut de quoi il sera déclaré arriéré ou sauvage. Si vous n’êtes pas suisse, si vous n’avez pas pillé la planète pendant cinq siècles, si vous n’avez pas été alphabétisé, industrialisé, étatisé à la même époque que nous, vous relevez de la barbarie. Ce défaut de sensibilité historique, chez nos libertaires purs et durs, relève d’une bonne conscience proprement impériale.
Comprendre l’autre n’est pas prendre le parti de l’autre, on peut dire à la fois que nos valeurs ne sont pas les seules, mais que nous avons quelques raisons de les tenir pour bonnes, donc de s’y tenir. Mais admettons que l’hégire compte six siècles de moins que le calendrier chrétien, que dans l’Islam la Renaissance a précédé le Moyen Âge ou que la Renaissance de l’Islam finisse au moment où commence notre Moyen Âge, et que la première imprimerie du monde arabo-musulman date de 1821 en Égypte. Admettons aussi que les paranoïaques ne manquent pas d’ennemis, ainsi que la volonté de l’Occident de prendre contrôle du Proche et Moyen-Orient. Il y a une disproportion scandaleuse entre la cause et l’effet, mais il faut quand même contextualiser le scandale. Nous oublions trop facilement notre deux poids deux mesures, et que l’Afghanistan est occupé et quadrillé par l’Otan. Au nom de quelles affinités historiques ou culturelles ? Appelée par qui, sinon par un fantoche ? Et je ne parle pas du « crime contre la paix » de Bush, qui, si on prenait un seul instant au sérieux la Charte des Nations unies et son chapitre VII, devrait être aujourd’hui déféré devant une cour de justice internationale.

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