Les images de la honte

Britanniques à Al-Amarah, Américains à Abou Ghraib… Quand les forces d’occupation basculent dans l’horreur.

Publié le 21 février 2006 Lecture : 5 minutes.

Le 15 février, la chaîne de télévision australienne SBS a diffusé de nouvelles photos des exactions commises par les soldats américains dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Ces images ont été jugées « absolument répugnantes » par le département d’État (voir page 24). Une nouvelle fois, l’administration Bush se trouve ainsi rattrapée par le scandale. Mais ses alliés britanniques ne sont pas en reste.
Trois jour auparavant, le 12 février, l’hebdomadaire londonien News of The World a en effet publié des photos extraites d’un film vidéo montrant le passage à tabac d’adolescents irakiens par des soldats de Sa Gracieuse Majesté stationnés à Bassora. Quelques heures plus tard, la bande-vidéo a été diffusée en boucle sur de nombreuses chaînes de télévision britanniques et arabes.
La scène se passe en janvier 2004, à Al-Amarah, dans la province de Maysan (sud de l’Irak), où 250 chômeurs manifestent. Des soldats du 1er Bataillon d’infanterie légère prennent en chasse un groupe de manifestants et capturent quatre d’entre eux (neuf, selon un autre témoignage). Conduits dans l’enceinte de la caserne, les jeunes gens sont battus avec une sauvagerie inouïe. Coups de pied, coups de poing, coups de matraque Selon plusieurs sources, un militaire se serait même acharné sur un corps sans vie. La bande-son est à l’avenant. On entend le caporal Martin Webster, qui, on ne sait pourquoi, filme la scène, hurler à l’intention de l’un des captifs : « Bien fait pour ta gueule, tu l’as bien cherché, sale enfoiré. Crève ! »
S’agissant d’une force d’occupation, ce genre d’abus n’a évidemment rien d’exceptionnel. Il rappelle aux Arabes et aux musulmans une autre scène restée dans les mémoires depuis deux décennies : celle d’une unité de Tsahal appliquant à la lettre l’ordre donné par feu Itzhak Rabin, alors Premier ministre, de briser les membres des lanceurs de pierre de la première Intifada.
Pour les Britanniques, cette sordide affaire ne pouvait plus mal tomber. Leur corps expéditionnaire en Irak traverse en effet une très mauvaise passe. Accusé par l’Iran de fomenter des troubles dans la région arabophone d’al-Ahwaz, il assiste en outre, impuissant, à la lente détérioration de ses rapports avec les populations chiites du sud de l’Irak placées sous son contrôle. Même ses relations avec les autorités locales, pourtant cooptées par la Coalition, sont loin d’être au beau fixe : une succession d’incidents a récemment opposé ses soldats à des policiers irakiens soupçonnés d’accointances avec la milice de Moqtada Sadr, le jeune imam chiite rebelle. Le 14 février, après le déclenchement du scandale, le conseil de la province de Bassora, une instance administrative dépendant du gouvernement de Bagdad que nul ne songerait à soupçonner d’hostilité systématique, a décidé de geler tout contact avec le commandement britannique.
Depuis l’invasion de l’Irak, en mars 2003, ce dernier s’est toujours efforcé, non sans succès, de soigner l’image de ses troupes, réussissant le tour de force de se démarquer des tortures et des sévices sexuels pratiqués par les soldats américains à Abou Ghraib ou au camp Bucca, sans jamais les dénoncer explicitement. Par ailleurs, les cinq bavures découvertes à ce jour par la Police militaire royale ont fait l’objet d’enquêtes sérieuses et de poursuites judiciaires. Plusieurs militaires ont été révoqués, et des peines de prison prononcées. Rien à voir avec l’indulgence manifestée par la justice américaine envers les GI’s et les marines. Le soldat convaincu d’avoir achevé un blessé, en mai 2004 dans une mosquée de Fallouja, a par exemple échappé à toute condamnation.
La sévérité des autorités britanniques n’est toutefois pas sans limites, il s’en faut. Selon toute apparence, le gouvernement de Tony Blair était informé depuis plusieurs mois du scandale d’Al-Amarah, mais s’est bien gardé de diligenter une enquête. Encore moins de sanctionner les coupables. Il a fallu les révélations de News of the World pour qu’il se décide à réagir. À ce jour, trois militaires ont été interpellés sans qu’on sache très bien s’ils ont été maintenus en détention. Parmi eux, le caporal Webster, le vidéaste amateur. L’enquête se poursuit et s’oriente apparemment vers un régiment stationné à Paderborn, en Allemagne, qui a séjourné en Irak entre mars 2003 et avril 2004.
Bien entendu, cette affaire qui révèle crûment les brimades et les humiliations plus ou moins régulièrement infligées aux chiites dans la partie de l’Irak contrôlée par les Britanniques a eu un effet catastrophique dans l’opinion. Beaucoup sont conduits à s’interroger : et si les cinq bavures rendues publiques n’étaient que la partie visible de l’iceberg ? D’autant plus fâcheux que le Royaume-Uni prendra dans quelques semaines le commandement de la force de maintien de la paix en Afghanistan (Isaf)…`
Et Tony Blair ? Lors du déclenchement du scandale, le Premier ministre se trouvait en Afrique du Sud, où il participait à un sommet consacré à la. gouvernance progressiste. Il s’est aussitôt employé à en atténuer la portée : « Ces brutalités sont le fait d’une toute petite minorité de nos huit mille soldats basés en Irak, qui réalisent un travail formidable pour notre pays et pour la démocratie. » Autrement dit : pas question de sanctionner le commandement pour quelques bras de jeteurs de pierres – donc de « terroristes » – brisés.
Une manifestation réunissant un millier de personnes a eu lieu à Bassora au cours de laquelle l’Union Jack a été brûlé. Les manifestants ont scandé des slogans exigeant que les soldats britanniques soient traduits en justice. Deux des victimes des exactions envisagent d’ailleurs de déposer une plainte contre le gouvernement. Mais la vraie question est peut-être ailleurs : combien de vocations de kamikaze la diffusion de telles images va-t-elle susciter ? Iqbal Sacrani, le secrétaire général du Conseil des musulmans de Grande-Bretagne, ne cache pas son inquiétude : « Pareils incidents nous causent un tort considérable et mettent en danger la vie de nos soldats. »
Reste que l’opinion arabe, sans doute obnubilée par l’affaire des caricatures du Prophète, a réagi aux révélations du News of The World avec une indifférence difficilement compréhensible. « Chez nous, raconte un étudiant maghrébin passablement désabusé, les passages à tabac dans les commissariats et les casernes sont monnaie courante, on n’y fait plus attention. Et puis, après Abou Ghraib, plus rien ne nous étonne de la part de la Coalition. » Hormis la diffusion en boucle de la bande-vidéo par Al-Jazira et par Al-Arabiya, sa petite sur saoudienne, la presse du Golfe est restée à peu près muette. Quant aux gouvernants, ils se sont abstenus de tout commentaire. Comme si, à force de recevoir des coups, les musulmans devenaient moins sensibles à la douleur. Sinon à l’humiliation.

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