Laïla Marrakchi

Pour son premier long-métrage, la jeune réalisatrice marocaine aura réussi un coup de maître : avant même sa sortie en salles dans le royaume, Marock est dans toutes les conversations. Elle répond ici à ses détracteurs.

Publié le 22 février 2006 Lecture : 11 minutes.

Marock désigne à la fois un film et une polémique. Il convient de bien distinguer les deux. D’autant plus que ceux qui prennent des positions hostiles n’en ont souvent pas vu une image. Le film, on le doit à Laïla Marrakchi, dont c’est le premier long-métrage. Il est rafraîchissant, sympathique, attachant. Il appartient à ces teen-movies, des films sur les ados qu’affectionnent les ados. Modeste, sans prétention, émouvant. Deux caractéristiques en font la singularité : l’histoire se passe dans un milieu très particulier : la jeunesse dorée d’Anfa, le quartier chic de Casablanca. Unité de lieu et de temps : les années du bac au lycée Lyautey. Il s’agit bien sûr d’une histoire d’amour, d’une amourette banale. Mais Rita est musulmane et Youri est juif. Ce qui change tout.
Le film démarre sur les chapeaux de roues. Extérieur nuit : parking d’une boîte huppée. Entre deux belles voitures, le gardien accomplit ses dévotions sur un tapis de prière. À proximité, un véhicule abrite les impatiences amoureuses d’un couple. Intervention d’un policier en civil qui signale sa présence en frappant sur la vitre. Le garçon (qui n’est pas Youri), gêné, palabre. La fille (c’est la première apparition de Rita) peste contre le pays et envoie paître le policier, qui n’insiste pas. Le garçon le console en lui glissant un billet dans la poche. Le ton est donné. Scène de la vie quotidienne dans un certain Maroc. Laïla Marrakchi a expliqué sur une télé française qu’elle a situé son film au temps de Hassan II, suggérant que la séquence initiale du parking serait invraisemblable aujourd’hui. Peut-être, sans doute, ce n’est pas sûr.
C’est précisément le réalisme du film que ses détracteurs ne supportent pas. Dans les imprécations contre Marock, la confusion le dispute au fanatisme. On reproche à Laïla Marrakchi d’avoir montré un certain Maroc qui n’est pas tout le Maroc. Et alors ? C’est son Maroc à elle, celui qu’elle connaît et qu’elle a parfaitement le droit de mettre en images. Chauvinisme de classe donc, mais aussi racisme déclaré. C’est l’histoire d’amour entre une musulmane et un juif qu’on ne supporte pas. Les islamistes s’en mêlent et on va jusqu’à réclamer que la réalisatrice soit déchue de sa nationalité !
Lorsque Marock sera projeté dans le royaume, on devra sans doute parler davantage de l’uvre elle-même. Laïla Marrakchi dit qu’elle a fait un film marocain pour les Marocains. C’est ce que ses compatriotes apprécieront plus que les autres. Le film a même un aspect documentaire qui n’est pas son moindre intérêt. Les dialogues sont maîtrisés et ingénieux. On voit même à l’uvre une langue originale : mélange de français et d’arabe, propre à ce milieu et parfaitement perceptible par tous les publics. Mais c’est peut-être le casting son meilleur gage de succès : dans Rita, Morjana Alaoui, plus vraie que nature, est époustouflante de talent et de vérité. Mention spéciale encore pour Youri, Mao (le frère), Mmé Fatma, la gouvernante. Laïla Marrakchi n’a que 30 ans, comme son héroïne, elle est complexe. Elle est surtout honnête comme son film. Elle ne se la joue pas. La polémique l’a prise de court, la dépasse, mais elle ne s’en émeut pas outre mesure. Au fond, tout cela ne la concerne pas vraiment. Elle a voulu ce film. Elle l’a fait avec son cur et en travaillant beaucoup. Elle en fera d’autres.

Jeune Afrique/L’intelligent : Quand votre film Marock sortira-?t-il au Maroc ?
Laïla Marrakchi : J’avais souhaité au départ que la sortie du film au Maroc coïncide avec celle qui est prévue en France pour le 15 février, mais après la polémique qui a éclaté lors de sa projection au Festival de Tanger en décembre 2005, nous avons préféré attendre que les esprits s’apaisent.
Qu’en est-il de la censure ?
Il n’y a aucun problème : le film avait reçu le visa de sortie avant sa première projection au Maroc, au Festival de Casablanca en juillet 2005.
La polémique ne risque-t-elle pas de perturber son exploitation en dehors des festivals ?
En principe, non. On peut seulement craindre que les directeurs de salles ne soient pris de peur et se montrent frileux.
Alors, quand les Marocains pourront-ils voir Marock ?
Ayant renoncé à la sortie simultanée des deux côtés de la Méditerranée, nous nous sommes attelés à l’organiser en France, mais nous allons très vite nous occuper du Maroc. C’est pour moi essentiel : j’ai d’abord fait un film marocain pour les Marocains et je souhaite naturellement que les Marocains le voient et le jugent sur pièce, loin des rumeurs et des polémiques.
Parlons de la polémique.
Tout a commencé à Tanger. Le film avait été projeté au Roxy, dans une grande salle pleine à craquer. C’était le public des festivals, en majorité des gens de cinéma : producteurs, réalisateurs, journalistes, techniciens Le film avait suscité une réelle curiosité parce qu’il avait été retenu dans la sélection officielle (« Un certain regard ») à Cannes. En outre, il avait été chaleureusement accueilli au Festival de Casablanca et dans les journaux qui comptent : Al-Ahdat Al-Maghribiya, Tel Quel, etc. À Tanger, le film ne fait pas l’unanimité et provoque visiblement des tensions. Deux camps : une minorité à fond pour, une minorité à fond contre, et le marais qui ne sait pas quoi penser. Comme la projection au Roxy avait eu lieu dans la soirée, le débat est reporté au lendemain matin. D’entrée de jeu, un professeur journaliste (je ne connais pas son nom, je l’ai souvent vu à la télévision) attaque le film, à ses yeux un « pur produit de la colonisation ». Il le qualifie encore de « fasciste, de négationniste ». Au passage, il raconte qu’il déteste les bourgeois qui l’ont « humilié » et qu’il ne supporte pas qu’une musulmane ait une histoire d’amour avec un juif. Une scène l’avait particulièrement choqué : lorsque Youri (qui est juif) ôte sa chaîne avec l’étoile de David et la passe autour du cou de Rita : « Comme ça, tu ne la regarderas plus ! »
Comment le public a-t-il réagi ?
L’attaque du professeur a été applaudie, surtout par l’assistance masculine. Le ton, en tout cas, était donné. Le débat qui a suivi, assez confus, tournait autour des religions, des relations entre juifs et musulmans. Un réalisateur qui aimait le film pour son « courage » lui a reproché de « ne pas être marocain, techniquement ». En clair, d’avoir bénéficié d’une aide française (CNC, France 3 et Canal +). Mais c’est un autre cinéaste qui va marquer les esprits : Mohamed Asli, auteur de l’excellent À Casablanca, les anges ne volent pas. Il décrète que mon film « n’est pas marocain » et, par conséquent, n’avait pas sa place dans un festival de cinéma marocain. Il interpelle les organisateurs, c’est-à-dire le CCM (Centre du cinéma marocain). Son président, Nour Eddine Saïl, présent dans la salle, répond aussitôt. Il explique en substance que le film demeure une uvre marocaine à plus d’un titre : son sujet, sa réalisatrice, la majorité des acteurs et de l’équipe de tournage
L’intervention est efficace. Le débat est clos ce jour-là. Mais il rebondit dans la presse. Asli revient à la charge et instruit le procès de Marock. « Manipulée par les sionistes », j’ai commis un film « dangereux », qui porte atteinte aux valeurs du pays, etc. Le secrétaire général du syndicat du théâtre va plus loin : il réclame le boycottage du film et que je sois même déchue de ma nationalité ! Ces imprécations sont publiées à la une d’Al-Tajdid, le quotidien du PJD (Parti de la justice et du développement, islamiste).
Curieusement, des militants de ce parti avaient assisté à la projection du film à Casablanca. Ils n’aimaient pas le film à cause des murs qu’il donne à voir, mais les critiques restaient courtoises. J’avais longuement discuté avec un journaliste d’Al-Tajdid. Il trouvait qu’il y avait trop de scènes de sexe, il s’intéressait à l’élaboration du scénario mais nous avons surtout parlé du film. L’attaque du patron du syndicat du théâtre a suscité des réactions. Il ne faisait qu’exprimer son opinion personnelle, ont répliqué ses collègues. Artistes et journalistes sont montés au créneau pour défendre le film et, avant tout, la liberté d’expression.
Cette polémique n’est pas mauvaise pour le film, c’est même la meilleure publicité.
Mais ce qui m’a touchée, c’est qu’elle ait été déclenchée et entretenue par des artistes, des intellectuels. J’ai été très surprise et déçue d’entendre des commentaires aussi archaïques et rétrogrades. Je me console en me disant que le film avait été bien accueilli à Casablanca, où le public était hétéroclite, guère « spécialisé ».
Comment l’idée vous est-elle venue ?
J’avais fait trois courts-métrages, dont un avait été primé à la Quinzaine des artistes à Cannes, en 2002 (200 dirhams). C’était surtout des exercices de style, finalement frustrants et j’avais envie de raconter une vraie, une longue histoire. Et c’est en revoyant à la télévision, tard dans la nuit, American Graffiti, de George Lucas, que l’idée a surgi : je vais faire un film sur ce que je connais, ma jeunesse, mon monde J’avais fait dans mon adolescence une forte consommation de teen-movies et c’est cet univers d’ados que je voulais décrire. Ce sera, sans modestie, Fureur de vivre au Maroc
Le film est-il autobiographique ?
En ce qui concerne l’ambiance, oui, mais pas l’histoire. J’ai passé le bac il y a douze ans, mais je continue à porter en moi ce monde si particulier de l’adolescence avec ses excès, ses audaces, ses folies
Comment le scénario a-t-il été élaboré ?
J’ai commencé par faire le tour de mes amis de l’époque, surtout les garçons. Tous vivaient à Paris. Chacun y allait de son souvenir inoubliable. Le but était de reconstituer ce temps-là, les années du bac au lycée Lyautey. Les fiches s’accumulaient. Après cette « enquête » qui a duré un bon mois, les personnages ont commencé à prendre corps. Mais, dès le départ, je savais que le film tournerait autour d’une fille, rebelle, insouciante, inconsciente, superficielle, qui joue avec les interdits, qui découvre, avec sa première histoire de cur, toute l’hypocrisie de son milieu.
Que son amoureux soit juif était essentiel
Oui, car c’est en affrontant la différence qu’on découvre son propre monde. Le héros pouvait être noir ou chinois, l’essentiel, c’est qu’il appartienne à un autre monde, ce qui permet de montrer les difformités de notre monde, tout ce qu’on ne voit pas. La différence est un révélateur.
Le choix d’une histoire d’amour entre un juif et une musulmane n’est pas innocent
C’est un cri du cur, un credo, une profession de foi. Je tenais à dire que l’amour peut être plus fort que les appartenances religieuses avec leurs inhibitions et contraintes. Un jour, une copine m’avait fait une confidence qui m’avait marquée. Un garçon avait tout pour lui plaire : beau, intelligent, sympathique, mais, me dit-elle, « je ne peux même pas le regarder : il est juif ». Rassurez-vous : les mêmes blocages existent en face. Mais moi, je ne m’y résigne pas.
Rita, l’adolescente amoureuse, quel numéro ! Comment avez-vous déniché Morjana Alaoui ?
C’est ma cousine !
Morjana est tellement Rita, s’identifie tellement à elle qu’on n’a pas l’impression que c’est un rôle de composition. Quel était le premier : Rita ou Morjana, le personnage ou la personnalité ?
Au départ, Rita devait être un mélange de ma cousine et de moi-même. Mais Morjana, avec sa fougue et sa force de caractère, s’est vite approprié le personnage. Au cours des trois mois d’intenses répétitions, nous l’avons recomposé ensemble. Je veillais à ce que Morjana retrouve l’innocence et la fraîcheur de ses 17 sept ans et simultanément se dépouille de son côté casse-cou, grande gueule. Tout le travail consistait à transformer une certaine arrogance naturelle chez elle en une rébellion plus profonde, plus enfouie.
Le frère, Mao, lui, n’est pas un amateur.
Assaad Bouab a fait le conservatoire de Paris. C’est son premier grand rôle. Il m’a été présenté par la directrice du casting. Le coup de cur tout de suite.
Et Youri ?
Matthieu Boujenah est le neveu de Michel Boujenah. Je l’avais remarqué en feuilletant Paris-Match. J’étais frappée parce qu’il irradie, sa beauté, son sourire, son charisme. Toutes choses essentielles pour mon personnage : à 17 ans, on raffole des James Dean. Bien qu’il n’ait rien de marocain, il a réussi à s’immerger dans l’univers d’Anfa, de cette jeunesse dorée qui, parce qu’elle ne manque de rien, se croit tout permis.
Mmé Fatma, la gouvernante, occupe une place importante.
C’est une actrice connue. Elle s’appelle Aïcha Mahmah. Sa générosité, sa douceur, autant que sa forte personnalité m’avaient aussitôt séduite. C’est exactement ainsi que j’imaginais mon personnage.
Dans Marock, on dirait que les relations authentiques se sont réfugiées chez le personnel : gouvernante, bonne, chauffeur. Là est la vraie vie.
C’est la réalité dans toutes les familles à Anfa. Pour les enfants de cet âge-là, dans ce milieu, les parents sont lointains et pratiquement invisibles. On ne les voit pas, on ne veut pas les voir. Du coup, la complicité, on l’a avec le personnel qui ne cafte pas, sauve les apparences, console aussi, couvre, protège Pour ces jeunes, les filles plus que les garçons, le personnel représente la vraie famille. Comme ils vivent dans un cocon, coupés du monde extérieur, il constitue leur dernier lien avec le Maroc réel. Et ils tiennent beaucoup à ce lien. Malgré les apparences, ils sont très attachés aux traditions Ce n’est pas parce qu’on fréquente le lycée Lyautey qu’on n’est pas marocain. J’en ai marre de ce Maroc bidon, faussement homogène, harmonieux. Le Maroc est divers et varié, multiple, éclaté, il y a les Fassis (gens de Fès), les Soussis, les bourgeois et les autres
Comment êtes-vous venue au cinéma ?
Enfant, grâce à un oncle distributeur, je passais mon temps à voir tous les films. Cinéphile précoce, j’avais envie de faire du cinéma sans savoir dans quel domaine précis. Après des études (École spéciale de réalisation audiovisuelle et maîtrise à la faculté à Paris) et des stages multiples, j’ai découvert que c’était la réalisation qui m’attirait. Et j’avais envie de réaliser ce qui me manquait le plus dans mon enfance cinéphile, des films marocains pour les Marocains.
Vous vivez loin du Maroc
En vivant à Paris, je découvre que mon attachement au pays s’en trouve exacerbé, idéalisé et je passe beaucoup de temps au Maroc.
Votre prochain film ?
Le Maroc encore, c’est sûr. Mais quoi ? C’est encore trop flou pour en parler.
Avez-vous peur de la sortie de Marock là-bas ?
Peur, non. Je l’attends avec impatience. Je suis sûre d’une chose : les jeunes, dans tous les milieux, vont aimer, comme l’attestent les échanges sur le blog du film sur Internet.

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