Jeffrey Sachs: « Notre démarche porte déjà ses fruits »

Le héraut de la lutte contre l’extrême pauvreté tire un premier bilan de son action dans les « villages du millénaire » africains.

Publié le 21 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Pragmatique et optimiste. Ce sont sans doute les qualificatifs qui correspondent le mieux à Jeffrey Sachs. Économiste américain âgé de 55 ans, ancien professeur à Harvard et directeur de l’Institut de la Terre à l’Université Columbia de New York, ce spécialiste de la finance et de l’inflation a délaissé les confortables certitudes du théoricien pour « se coltiner » la lutte contre la pauvreté. Artisan des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), il est aujourd’hui chargé de leur mise en uvre en tant que conseiller du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan. Militant de l’aide au développement, pourfendeur des égoïsmes du Nord, lucide sur les responsabilités du Sud et démystificateur des vertus supposées du marché, Sachs n’est jamais à court d’arguments pour étayer son plaidoyer. Pour atteindre les OMD, dont le premier d’entre eux consiste à réduire de moitié l’extrême pauvreté d’ici à 2015, Sachs demande aux plus riches de mettre la main à la poche. Selon ses évaluations, les besoins de financement dépassent 135 milliards de dollars par an, pour atteindre 195 milliards en 2015. De l’argent « utile », et il le prouve. Lors de sa dernière tournée africaine, du 9 au 24 janvier, il a présenté une initiative qui devrait faire date : appliquer à la lettre ses recommandations dans douze villages du continent. Ce sont les douze premiers « villages du millénaire »*.

Jeune Afrique/L’intelligent : Vous venez de visiter le Kenya, le Malawi, le Ghana, le Nigeria, le Mali et le Sénégal. Pourquoi ces pays particulièrement ?
Jeffrey Sachs : Dans ces six pays, nous avons lancé un programme appelé « les villages du millénaire ». L’Éthiopie, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie sont aussi concernés, mais je n’ai pas pu m’y rendre pour des questions de calendrier. Cette tournée m’a permis de rencontrer les communautés villageoises, mais aussi les gouvernants, les représentants de l’ONU et les donateurs.
Quel bilan tirez-vous de cette première expérience ?
Dans le premier de ces villages, au Kenya, nous avons déjà pu constater de formidables progrès. Au niveau national, la situation alimentaire est catastrophique, mais à Sauri, les récoltes ont été relativement bonnes. Qui plus est, les habitants ont creusé quatorze puits : l’eau potable ne manque plus. Quarante maisons ont été construites pour les veuves. Ce village est pauvre, mais les besoins vitaux sont désormais satisfaits grâce à une démarche communautaire. Au Malawi, dans un autre village, le projet porte sur l’amélioration des semences et la fertilisation des sols. Cela marche très bien. Après de très mauvaises récoltes en 2005, les rendements semblent nettement meilleurs aujourd’hui. Et nous n’en sommes qu’au tout début. Nous avons déjà identifié et ciblé douze villages, mais nous comptons augmenter leur nombre afin de généraliser la démarche.
Vous voulez prouver sur le terrain qu’il est possible d’atteindre les OMD
Oui, tout à fait, c’est un test grandeur nature. Pour atteindre les OMD, nous estimons qu’il faut annuellement 110 dollars par personne sur cinq ans. Ce sont les sommes mobilisées sur ces villages, mais ce sont les populations locales qui font le travail. Les résultats dépendent des habitants, car cela n’aurait aucun sens si les choses étaient faites pour eux, et non par eux. Nous leur disons : vous allez avoir les semences, les engrais, une piste dans le village, un centre de santé, mais c’est vous qui détenez les outils.
Plus généralement, à l’échelle de la planète, les OMD ont-ils une chance d’être atteints ?
La réduction de moitié de la pauvreté d’ici à 2015 est l’un des principaux OMD. Il peut être atteint. C’est à la fois une question technique et politique. Exemple technique : si on aide les paysans à améliorer leurs semences et à fertiliser les sols, les récoltes peuvent être multipliées par deux ou trois. Cela entraîne forcément une amélioration des conditions de vie. Il faut aussi axer les politiques d’aide sur la diversification des activités. Si on reste les bras croisés, les OMD ne seront pas réalisés.
Nous touchons alors aux questions politiques : les OMD doivent être considérés comme un challenge commun au Nord et au Sud. Sur ce point, des promesses encourageantes ont été faites en 2005. Les pays du G8 ont promis de doubler l’aide à l’Afrique d’ici à 2010. Les pays de l’Union européenne se sont engagés sur un calendrier afin de consacrer 0,7 % de leur PIB à l’aide. Un plan de lutte contre la malaria a été annoncé ainsi que le soutien à une « révolution verte » africaine Mais sur le terrain, la situation demeure dramatique. Il faut donc très vite passer à l’action.
Et concernant les annulations de dette promises lors du sommet du G8 de Gleneagles, en juillet dernier ?
Le premier discours dans lequel je demandais l’annulation de la dette remonte à l’automne 1985. Aujourd’hui, la dette multilatérale de dix-huit pays très pauvres va être annulée. Il y a du nouveau, mais j’espère que les États-Unis vont se réveiller. Ils ne peuvent pas continuer à consacrer 500 milliards de dollars aux dépenses militaires, contre 3,5 milliards seulement à l’Afrique, et penser que ça va apporter la sécurité dans le monde.
Que pensez-vous de la proposition française d’une taxe sur les billets d’avion ?
Toutes les initiatives françaises pour trouver des financements globaux afin de répondre à des besoins globaux sont une très bonne chose. Ce sont les finances publiques du XXIe siècle. Même si les États-Unis sont férocement opposés à cette taxe, il faut poursuivre sur cette voie : la mondialisation requiert des finances publiques fermes, fiables et internationales.
Beaucoup d’ONG préconisent une intensification du microcrédit. Cela vous semble-t-il à la hauteur des enjeux ?
C’est un outil utile, mais ce n’est pas la panacée. Aucune communauté villageoise appauvrie ne peut exercer sur la durée une activité économique rentable. On en revient toujours aux mêmes conditions préalables : il faut un environnement favorable, c’est-à-dire un certain niveau de sécurité alimentaire, une école, une clinique, des plantations, des semences
Vous semblez convaincu que le développement passe par l’aide et son financement ; d’autres estiment que l’économie et le commerce, créateurs de richesses, sont plus efficaces
L’aide est un outil indispensable pour les gens vivant dans l’extrême pauvreté. Si vous avez faim, si vous êtes isolé, sans électricité, sans soins, sans eau potable, sans engrais, sans semences, avec des enfants affamés et frappés par la malaria, le développement est une illusion tant qu’il n’y a pas d’aide pour « faire effet de levier ». En revanche, pour tirer un revenu annuel de 1 000 dollars à 30 000 dollars, l’esprit d’entreprise, l’accès au crédit, la technologie, le marché sont d’excellents alliés. Fondamentalement, ma théorie est que le marché n’est pas quelque chose de magique. Il faut aussi de la détermination et de la bonne gouvernance au niveau des États.
La mondialisation est-elle une chance ou une malédiction pour l’Afrique ? L’ouverture des frontières a surtout déstabilisé les marchés locaux et fragilisé les producteurs
L’Afrique doit s’inspirer du modèle asiatique. Sans la globalisation des échanges, sans leur intégration dans le commerce mondial, les pays d’Asie n’auraient jamais atteint des taux de croissance avoisinant 10 %. Mais pour profiter de la mondialisation, il faut être « connecté » aux marchés : routes, ports, aéroports, fret maritime, moyens de communication et nouvelles technologies, main-d’uvre formée et en bonne santé, capacités de production Les pays africains ne peuvent relever ces défis seuls.
Votre mission est-elle liée au mandat de Kofi Annan, qui s’achève fin 2006 ?
Mon engagement personnel va bien au-delà puisque l’échéance des OMD est 2015. Je veux être là quand nous célébrerons notre succès dans la lutte contre la pauvreté. C’est pour moi un effort durable. Mais il est vrai que mon mandat en tant que conseiller est lié à celui du secrétaire général. Mais quelle que soit la décision de l’ONU, je continuerai à travailler sur « les villages du millénaire ». Économiste de formation, je fais du « conseil » depuis plus de vingt ans. J’habite New York, j’aime vraiment la relation avec l’ONU et je pense que cette organisation a un rôle unique à jouer pour promouvoir les OMD. J’ai été très heureux de conseiller Kofi Annan, qui est une personne tout à fait remarquable. C’est un plaisir et un honneur que de travailler pour lui.

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*Potou (Sénégal), Ségou (Mali), Bonsaaso (Ghana), Pampaida (Nigeria), Ikaram-Ibaram (Nigeria), Mwandama (Malawi), Mbola (Tanzanie), Mayange (Rwanda), Ruhiira (Ouganda), Sauri (Kenya), Samburu-Garissa (Kenya), Koraro (Éthiopie).

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