Au cur de la campagne

L’élection présidentielle de mars va tourner la page Kérékou. Les jeux sont ouverts et les vingt-six candidats quadrillent déjà le pays.

Publié le 21 février 2006 Lecture : 7 minutes.

L’après-Kérékou s’organise avec peine au Bénin. Véritable clé de voûte de la vie politique nationale pendant plus de trente ans, le président part en retraite – contraint et forcé – et laisse un immense vide derrière lui. Après avoir conquis le pouvoir en 1972 avec une petite équipe de militaires, après avoir tenu d’une main de fer le pays pendant les dix-sept années révolutionnaires, puis accepté le verdict des urnes en 1991 ainsi que les nouvelles exigences démocratiques issues de la Conférence nationale, le Caméléon part, non sans avoir marqué de son empreinte l’histoire du pays. Après la parenthèse assurée par Nicéphore Soglo, son retour en grâce magistralement orchestré en 1996 a fini de convaincre ceux qui doutaient de son habileté. Stratège silencieux, orfèvre du contre-pied, observateur attentif des subtilités béninoises, il a tenu le cap. Mais cette fois, il doit se soumettre. Constitution oblige, à 72 ans et après deux mandats successifs, l’heure de la retraite a sonné.
L’élection présidentielle du 5 mars marque un tournant. Les plus optimistes parient sur un renouvellement des classes dirigeantes et l’émergence d’une nouvelle génération. Les plus prudents redoutent cette période d’incertitudes où toutes les cartes politiques vont être redistribuées. La présence de vingt-six postulants au premier tour témoigne de cet appétit. Le Lion a quitté l’arène, nombreux sont donc les partants sur la ligne de départ.
Les candidats attendus font figure de favoris. Après trois tentatives successives mais toujours relégué à la troisième place, Adrien Houngbédji du Parti du renouveau démocratique (PRD) compte bien, à 64 ans, capitaliser sur son assiduité aux plus hautes fonctions de l’État : il a occupé le siège de la présidence de l’Assemblée nationale de 1991 à 1995, puis de 1999 à 2003, et celui de la primature de 1996 à 1998. Ministre d’État chargé du Plan jusqu’au remaniement ministériel de février 2005, Bruno Amoussou (65 ans) espère enfin devenir une force de premier plan avec son Alliance Bénin nouveau (ABN). Il y a les nouveaux venus, dont la figure de proue est incontestablement Boni Yayi (54 ans) qui a quitté la présidence de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) pour tenter l’aventure du suffrage universel. S’est aussi lancé dans la bataille Lehady Soglo, adoubé par son ancien président de père et l’appareil de la Renaissance du Bénin (RB).
Deux femmes – nouveauté – se mesureront à la gent masculine. Marie-Élise Gbedo et Célestine Zanou ne sont pas des inconnues, l’une pour avoir été ministre du Commerce, l’autre pour avoir dirigé le cabinet de Mathieu Kérékou (1998-2001), après celui d’Albert Tévoédjrè alors qu’il était ministre du Plan. Quant aux autres, dont une ribambelle de ministres sortants soucieux de rester dans la course aux « maroquins », ils sont prêts à jouer les trouble-fête. Leur ralliement pour le second tour commence déjà à faire l’objet de toutes les supputations.
Quelles que soient leurs chances respectives, les aspirants se jettent à corps perdu dans la mêlée : visites de terrain organisées grâce à des fortunes diverses, affichages, interventions télévisées, battage médiatique avec le soutien de journaux plus ou moins indépendants…
La population, elle, observe l’inflation de candidats, ne s’y retrouve pas toujours dans la récente complication du jeu politique et ne s’est pas encore passionnée pour l’enjeu. Soglo et Kérékou partis, on sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on gagne. Jocelyne, une vendeuse de fruits du boulevard Saint-Michel à Cotonou, préfère éclater de rire lorsqu’on lui demande quel bulletin elle glissera dans l’urne. Malgré l’embarras du choix, personne ne trouve grâce à ses yeux. « Avant, c’était plus simple, le Nord votait pour Kérékou et le Sud pour Soglo. Mais, aujourd’hui, tout est compliqué », estime-t-elle. Avant de se montrer plus incisive sur les promesses non tenues par la « clique des politiciens ». « Qu’ont-ils fait pour nous ? Nous leur demandons seulement de faire quelque chose de bien pour nous faciliter la vie », s’emporte-t-elle.
Tout aussi sévère à l’égard de la classe politique, Albert, un haut fonctionnaire, observe depuis de nombreuses années les agissements dans les ministères et à la présidence. « Je suis désespéré par la situation. Le pays va mal, l’économie s’écroule, la population arrive péniblement à assurer le quotidien, tandis qu’une classe de nouveaux riches émerge. Leur réussite a été fulgurante et la plupart gravitent autour du pouvoir », décrit-il d’une voix monocorde.
Le Bénin a toujours été une « terre » d’opportunités économiques alimentées par le géant nigérian. Voitures, alimentation, électroménager, bijouterie, le port de Cotonou est une zone de transit, pour le plus grand bonheur des milliers de gens qui fourmillent alentour. Ce phénomène s’est accentué ces dernières années avec l’apparition de nouvelles activités comme la téléphonie mobile ou l’immobilier. « Le Bénin reste un modèle pour la stabilité et la paix qui y règne, poursuit Albert. Pour cela, on peut remercier le président, qui a accepté le jeu démocratique, mais, pour le reste, son bilan est désastreux. » Les dernières gesticulations préélectorales ont fini de le convaincre. La fin de règne a été laborieuse. Pour preuve, les ultimes tentatives du « Caméléon » du Nord pour tenter de conserver son « bâton de maréchal ».
L’homme, qui n’a jamais cessé d’entretenir le mystère, avait-il une conception monarchique du pouvoir, subissait-il la pression d’un entourage alléché par les prébendes ou désirait-il tout simplement garder la main ? Quoi qu’il en soit, le chef de l’État a multiplié les manuvres pour entretenir le flou sur sa réelle volonté de transmettre le flambeau. Tout en assurant à ses visiteurs qu’il respecterait l’échéance prévue par les textes, il a tenté – en vain – de ressusciter les alliances qui avaient assuré à son camp la victoire aux dernières élections législatives. Le clan présidentiel a aussi opté pour une réforme de la Constitution qui fixe à deux le nombre de mandats successifs et à 70 ans la limite d’âge pour se présenter. Sans succès. Dernière tentative, en novembre dernier, de garder les rênes du pouvoir : mettre en place le couplage des élections, pour pouvoir encore retarder l’organisation de la plus symbolique d’entre elles. « Les caisses de l’État sont vides et le pays ne peut se permettre d’organiser successivement une présidentielle en 2006, des législatives en 2007 et des municipales un an plus tard. Reportons le tout en 2008 », proclamaient avec force quelques fidèles ministres.
Peine perdue, les contre-pouvoirs se sont mis en branle, et le Bénin a démontré, une fois encore, sa maturité démocratique. L’ensemble de la société civile et les syndicats se sont mobilisés pour exiger le respect du calendrier. « En janvier, la situation était tendue, se souvient un diplomate en poste à Cotonou. Il y avait des incertitudes sur la tenue de l’élection et une profonde inquiétude sur son financement. Ces retards accumulés expliquent les difficultés actuelles quant à l’organisation du premier tour. Les délais sont trop courts. »
De fait, placée en première ligne pour l’organisation du scrutin, la Commission électorale nationale autonome (Cena), composée de vingt-cinq membres, a toutes les difficultés à tenir les engagements prévus par la loi électorale. Avec trois hypothèques de taille : un budget incertain, des inscriptions chaotiques sur les listes électorales et, déjà, des rumeurs de fraude. Les bailleurs de fonds se sont engagés à verser un peu plus de 4,6 milliards de F CFA, sur un budget fixé, au départ, à 20 milliards, puis à 10 milliards et qui se rapprocherait finalement d’environ 6,6 milliards, le gouvernement étant tenu de combler la différence. « Cela ne suffira pas », déclare le président de la Cena, Sylvain Nouwatin, qui estime ses besoins à 10 milliards. Un autre membre de la Commission confie « naviguer actuellement avec des décaissements au jour le jour ». Un observateur pointe aussi les incohérences du dispositif voté par l’Assemblée nationale en décembre dernier. Pour le recensement des électeurs effectué du 21 janvier au 7 février, les députés ont multiplié les déclinaisons locales de la Cena. Au final, ce sont plus de 25 000 agents désignés par les formations politiques qui doivent être rétribués. « Les milliards que représente leur rémunération permettent d’abord de satisfaire des militants, et pas des agents impartiaux, dénonce-t-il. Cela devait laisser le loisir aux partis de se surveiller mutuellement. Au contraire, ils sont en train de s’arranger entre eux et de prendre possession de toute l’organisation de ce scrutin. »
Ainsi, dans plusieurs localités, les agents ont bloqué les listes électorales après avoir effectué le recensement, en représailles du non-versement de leur salaire. Plus surprenant encore, tandis que le nombre d’électeurs est estimé par la Cena à environ 3,9 millions sur une population de 7 millions en 2002, les mêmes agents ont demandé en tout 5,1 millions de cartes d’électeur et présenté des chiffres sujets à caution, notamment dans les régions frontalières avec le Nigeria et le Togo. « Nous sommes surpris par ces résultats. Nous en appelons à la vigilance de chacun et à la responsabilité des partis politiques pour ne pas mettre en péril le processus électoral », a déclaré le 14 février Émile Méré, le responsable communication de la Cena.
« Au Bénin, les élections sont une fête », aiment pourtant à répéter certains candidats. Encore faudrait-il que le chef d’orchestre et les musiciens jouent la même partition. À défaut, dans un pays considéré comme exemplaire à l’échelle du continent – jusqu’à maintenant à juste titre -, cette nouvelle occasion d’enraciner la démocratie risque fort d’être gâchée.

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